Destination : 359 , Entrains


Voyages

18h12 : Anita s’installe, voiture 16, place n°26. Pas de chance, elle est côté couloir. Elle aurait préféré regarder le paysage mais bon, peut-être son voisin descendra-t-il avant elle et que la place restera vacante. Peu importe, après tout. L’important, pour elle, à cet instant, c’est de partir. Vite et le plus loin possible. Laisser, pour quelques jours ou quelques semaines, elle ne le sait pas encore, son quotidien derrière elle. Oublier le quotidien, les contrariétés, les petites contraintes habituelles qui plissent son sourire, amèrement et insidieusement. Le train démarre. Avec trois minutes de retard, autant dire qu’il est à l’heure. Anita regarde défiler les gens sur le quai, certains sont pressés, d’autres attendent. Le train sort de la ville, gagne la campagne, de plus en plus vite. Ça y est, elle est partie. C’est comme si elle s’autorisait à y croire seulement maintenant. Avec le soulagement arrive une soudaine envie d’aller aux toilettes. Elle se lève et marche à petits pas mal assurés. Un homme sort de la cabine au moment où elle arrive, ils se tournent tous les deux de côté, pour ne pas se gêner, leurs regards se croisent sans se regarder…

18h25 : « Elle ressemble à ma mère, cette bonne femme ». Alain ne se rend même pas compte que cette pensée vient de lui traverser l’esprit qu’elle s’est déjà envolée, tout comme la petite silhouette ronde qui s’est engouffrée dans les toilettes derrière lui. Pourtant, l’image de cette femme blonde aux cheveux courts reste dans son cerveau. Est-ce à cause de ses yeux gris, légèrement apeurés ? De son sourire triste ? Non, Alain réalise à cet instant que c’est son parfum qui le poursuit. « Paris », d’Yves Saint-Laurent. Une autre coïncidence maternelle. Il soupire, il aimerait ne pas y penser, pourtant, c’est plus fort que lui. Il aimerait tant qu’elle soit encore là, elle aussi, comme cette inconnue du train. Il aurait une chance de pouvoir lui dire tout ce qu’il n’a pas eu le temps de lui expliquer. Et pourquoi. Assis sur son siège, il plonge dans ses souvenirs, imaginant cet échange qui ne pourra plus jamais avoir lieu. Une secousse brutale du train pousse un voyageur déambulant entre les sièges contre lui. L’homme se redresse et s’excuse en marmonnant, avant de s’éloigner vers le wagon-restaurant.

18h38 : Jean-Claude avance entre les rangées. Il perçoit encore l’agacement du type qu’il a involontairement bousculé tout-à-l’heure. Il avait l’air perdu dans ses pensées, et a eu l’air déboussolé par cette interruption brutale. Mais bon, ce n’était pas une raison pour le regarder ainsi, d’autant qu’il s’est excusé, quand même ! S’il n’avait pas été en retard, il se serait arrêté pour lui dire deux mots, à ce grincheux ! Mais la femme l’attend dans la voiture-bar. Quelle idée étonnante pour un premier rendez-vous, quand il y réfléchit ! Sur les messages, elle avait dit qu’ils auraient ainsi exactement 1h35 pour faire connaissance. A l’arrivée, chacun pourrait partir de son côté ou bien, ils iraient ensemble dans la même direction. C’est une idée étonnante mais dont l’originalité lui plait bien… Soudain, une petite voix l’interpelle, l’espace d’un instant il a pensé à son fils mais non, c’est impossible, il le sait bien. Le garçon, d’une dizaine d’année, lui demande poliment de l’aider à ouvrir sa canette de soda. Jean-Claude s’exécute et s’étonne devant cet enfant qui semble seul. Peut-on voyager sans un adulte à cet âge ? Son questionnement s’arrête là, devant la porte du wagon-restaurant…

18h47 : Il a été sympa, le monsieur, tout à l’heure. Mathis prend une nouvelle gorgée de sa boisson préférée et se demande s’il peut raconter cela à sa mère. Elle n’aime pas qu’il parle à des inconnus mais bon, cela fait 20 minutes qu’elle est partie en lui disant qu’elle revenait tout de suite. Et il commençait à avoir faim et soif, alors il a décidé de prendre son goûter. C’est elle qui le lui a préparé, avant de quitter la maison. Ils sont partis vite, elle avait peur d’être en retard à la gare. Heureusement, le train avait trois minutes de retard. Et maintenant, il l’attend, un peu inquiet de cette absence qui s’éternise après ce départ précipité. Elle ne lui a pas dit où ils allaient mais Mathis n’est pas idiot : il connait ce train, ce trajet et surtout l’irritation de sa mère. Elle n’aime pas ces vendredis, une fois par mois, quand il faut qu’elle l’accompagne jusque chez son père parce que c’est son we de garde. Mais elle n’a pas le choix, elle refuse de le laisser prendre le train tout seul. Peut-être l’année prochaine, quand il aura dix ans ? Mathis est content de revoir son père et plus encore de retrouver la chienne Appy, qui lui fera la fête dès qu’elle le reconnaitra. Enfin, sa mère apparait au bout du couloir, il est quand même soulagé. Elle se décale sur le côté pour ne pas heurter un monsieur qui se lève au même moment. Elle regarde son fils et lui sourit tendrement.

19h05 : « Bon sang, où ai-je bien pu mettre mes lunettes ? » Ronchonnant, pestant, rageant contre lui-même, Anthony cherche fébrilement dans son sac de voyage, rangé au-dessus de son siège. Il se revoit les glisser dans la pochette de devant, il en est convaincu. « Ah ! Les voilà ! » Il attrape l’étui et se rassoit sur son siège. Caroline s’est endormie, il faut dire qu’elle est vite fatiguée, maintenant. Cette saleté de maladie la bouffe, inexorablement. Alors, avant une nouvelle hospitalisation, ils ont eu envie de prendre quelques jours tous les deux, comme avant, de se promener le long de la plage, de sentir l’air marin leur fouetter le visage, de se réchauffer ensuite avec un chocolat viennois dans l’ambiance feutrée d’une chambre d’hôtel. Depuis des mois maintenant, ils ne vivent que pour la maladie. La peur au ventre, le chagrin, la colère, le sentiment d’injustice et d’impuissance. Anthony sent tout cela bouillonner au fond de lui, comme un volcan prêt à exploser. Le contrôleur arrive, le détourne de ses idées noires. Il lui tend son billet et celui de Caroline mais, au moment où l’agent s’apprête à les prendre, une jeune femme l’interpelle doucement.

19h18 : Manon est soulagée, elle avait craint d’avoir à faire à un employé rigide qui refuserait d’écouter ses explications. Mais non, celui-ci s’est montré tout à fait compréhensif, il ne lui a pas fait payer d’amende et lui a juste demandé de régler le montant de son billet. Il faut dire qu’en sortant de cours à 16h30, elle n’a pas eu le temps de souffler. La fac était à l’autre bout de Paris, elle a dû courir dans le métro, changer deux fois de ligne, puis finir par un sprint dans les sous-sols de la gare pour être à l’heure sur le quai. Elle est montée in extrémis, les portes allaient se refermer. Quand sa mère l’a appelée, en début d’après-midi, pour lui dire que son grand-père était sur le point de décéder, elle n’a pas hésité une seconde : elle serait avec lui dès ce soir, pour lui tenir la main une dernière fois et lui rappeler toutes celles où c’était lui qui avait tenu la sienne. Manon place les écouteurs dans ses oreilles et regarde le paysage en écoutant la playlist enregistrée sur son portable. Bercée par le roulement de la machine, elle ferme les yeux… et les rouvre brutalement.

19h27 : Le train est arrêté au milieu de nulle part. Dehors, le mauvais temps a fait place à une sombre nuit d’hiver. Les voyageurs se regardent, surpris, sans comprendre la raison de cet arrêt. Les chuchotements font place à de vraies conversations ; les passagers se tournent les uns vers les autres et se découvrent pour la première fois, alors qu’ils voyagent depuis près d’une heure trente à côté les uns des autres. Les lumières clignotent, s’éteignent, puis se rallument. La voix du conducteur résonne dans le micro...

Myriam