Destination : 10 , Road Movie


La ville est un long fleuve (3)

CHAPITRE 6 « La malle aux trésors »



Quelle découverte ! J’étais sous le choc des révélations et je me laissai entrainer par mon hôte. Et, de toutes façons, je ne pouvais maintenant plus reculer : il fallait que je sache toute la vérité.

Nous nous rendîmes à la maison de retraite, à l’autre bout de la ville. J’appris, pendant le trajet, que ma grand tante se prénommait Léonie, comme mon arrière-arrière-grand-mère. Mon guide m’avoua l’avoir contactée avant mon arrivée chez lui, dès que nous eûmes raccroché, pour lui parler de mon appel. Elle avait elle-même proposé de me recevoir, en début d’après-midi.

Nous arrivâmes à la résidence des « Beaux soleils » à l’heure de la sieste. Les couloirs étaient déserts et un silence feutré régnait entre les murs. Une infirmière nous proposa d’attendre dans le jardin d’hiver pendant qu’elle allait réveiller Léonie. Dix minutes plus tard, elle était de retour, poussant devant elle un petit fauteuil roulant dans lequel se trouvait une femme minuscule, aux cheveux blancs coupés courts et à la peau parcheminée. Mais, quand elle me vit, le sourire qui éclaira son visage lui enleva presque vingt ans d’âge : sa joie de me rencontrer n’était pas feinte et la spontanéité de son accueil m’encouragea à aller vers elle. Je m’assis à côté de son fauteuil, sur une chaise de jardin, tandis que Pierre prenait place en face de nous. La vieille dame prit mes mains entre les siennes et, balbutia, d’une voix tremblante d’émotion :



- Oh, comme vous lui ressemblez ! C’est à la fois effrayant et si doux pour moi… vous êtes exactement le même que celui qu’il était quand j’étais petite… c’est troublant, je ne m’y attendais pas… je suis désolée de mon émotion… laissez-moi quelques minutes, le temps de vous regarder, le temps de m’habituer, le temps de me remettre…



Je ne disais rien. En toute honnêteté, son visage n’éveillait rien en moi. Elle devait tenir de sa mère… Ce fut comme si elle lisait mes pensées :



- Par contre, ce n’est pas mon cas, n’est-ce pas ? Je ne lui ressemble absolument pas !

- C’est que… en fait, je ne connais que quelques photos d’Antoine, et c’était avant la guerre…

- Oh ! Mais ne soyez pas gêné ! Je ne lui ressemble pas, c’est indéniable ! Mais laissez-moi vous raconter : pendant l’hiver 42, quand Antoine, votre arrière-grand-père était prisonnier, il a été envoyé dans une ferme à l’est du pays pour aider au travail. Il y avait là-bas le vieux père, totalement invalide, un ancien de 14 qui gueulait toute la journée ; la belle-fille qui devait s’occuper à la fois de la ferme et de ses deux jeunes enfants. Il y avait aussi une domestique, Katharina, une orpheline de dix-neuf ans qui s’était placée là pour gagner de quoi vivre. Votre arrière-grand-père a toujours été bien traité là-bas. Tout ce qu’on lui demandait, c’était de travailler ! Et, au risque de vous choquer, il a sympathisé avec ces gens-là, des « boches » peut-être, mais surtout des gens de la terre, comme lui. Il a même appris à parler leur langue ! Et surtout, la distance et l’isolement l’ont rapproché de Katharina. Quand les russes sont arrivés, ils ont pas cherché midi à quatorze heures : ils ont libéré ce pauvre soldat prisonnier et tiré sur tout ce qui bougeait ! Heureusement, il n’y a pas eu de blessés, à l’exception de la malheureuse orpheline qui est tombé sur deux ou trois, un peu plus salauds que les autres. Pendant trois nuits, elle leur a servi de jouet. Quand ils sont partis, ils ont voulu l’emmener avec eux. La patronne était bien trop terrorisée pour oser s’interposer. Alors votre arrière-grand-père s’est enfui avec elle. Ils ont traversé toute l’Allemagne et sont entrés en France par l’Alsace. Arrivés ici, votre arrière-grand-père a écrit une lettre à sa femme, pour lui expliquer la situation. Il faut que vous sachiez qu’Antoine n’a jamais cessé d’aimer sa femme restée au pays et d’admirer son courage et sa force pour faire tourner la ferme et élever ses enfants, en son absence. Mais il était pour lui hors de question d’abandonner Katharina, pour laquelle il éprouvait également un amour sincère, d’autant plus qu’elle était enceinte. Votre arrière-grand-mère ne voulait pas en entendre parler et lui a interdit de ramener cette femme chez eux. Il devait choisir… Ce fut très dur pour Antoine mais finalement, il a pensé que, s’il abandonnait Katharina, elle serait seule dans un pays étranger, avec un enfant sur les bras. Alors que sa femme était entourée : elle avait sa famille et celle de son mari pour la soutenir et l’épauler. Il était déchiré à l’idée de ne plus revoir ses enfants et, toute sa vie, il a gardé l’espoir qu’un jour, les choses s’arrangeraient… Malheureusement, il est parti avant…

- Mais… vous… pourquoi ne pas nous avoir contactés avant ?

- Comme vous imaginez, les choses sont parfois très compliquées… je connaissais l’histoire d’Antoine mais pas les détails : son nom de naissance, votre adresse, il gardait tout cela pour lui. Quand il est mort, j’avoue que l’idée m’a effleurée l’esprit mais ma mère n’a pas voulu en entendre parler : elle restait convaincue qu’elle serait rejetée par votre famille. Lâchement, j’ai laissé faire… je me suis dit que cette histoire ne me regardait pas…

- Mais alors… pourquoi avoir changé d’avis ?

- Parce-que ma mère est morte, au printemps dernier. Et qu’après quelques mois difficiles, j’ai dû me résoudre à quitter la maison où j’ai toujours vécu pour venir m’installer ici. Il a fallu vider la maison… c’est comme cela que j’ai découvert une pleine valise de lettres. Toutes étaient signées de votre arrière-grand-mère.

- Pardon ? Je crois que je ne comprends pas…

- Ils n’ont jamais cessé de s’écrire, jusqu’à la disparition de votre arrière-grand-mère.

- Et… vous avez lu ces lettres ?

- Oui. Il faut que vous sachiez que votre arrière-grand-mère avait pardonné à Antoine d’avoir fait ce choix. Très vite, peut-être à peine quatre ou cinq ans après son retour. Mais elle était prisonnière de son mensonge, raconté dans un accès de colère et de jalousie. Et puis, à l’époque, le poids des convenances était tel qu’elle n’envisageait pas d’expliquer aux voisins la vérité sur son mari, cette femme allemande et leur petite fille. C’était tout simplement inconcevable ! Aussi ont-ils continué de s’écrire. Ils se donnaient des nouvelles l’un de l’autre, il lui parlait de sa nouvelle vie et elle lui envoyait des photos des enfants, de la ferme. Une fois, elle a même envoyé un portrait d’elle, pour qu’il sache à quoi elle ressemblait, devenue vieille femme. Ces lettres sont très émouvantes car elles témoignent d’un amour qui n’a jamais cessé, malgré les apparences.

- Cette histoire est complètement dingue… Vous les avez encore, ces courriers ?

- Oui, et je suis contente de votre venue : ces lettres vous appartiennent, elles sont votre histoire bien plus que la mienne… Quand je les ai eues entre les mains, quand j’ai découvert ce qu’elles racontaient, je n’ai pas hésité une seconde : j’ai cherché quelqu’un à qui les rendre et, après quelques recherches et quelques coups de téléphones, je vous ai retrouvé. Comme je ne savais pas comment vous réagiriez, j’ai préféré vous adresser un premier message énigmatique. Je me suis dit que, si vous souhaitiez en savoir plus, vous trouveriez bien le moyen de venir jusqu’à moi… et je ne me suis pas trompée. Tenez, prenez la petite valise en haut de l’armoire : elles sont là. Il n’en manque aucune.



Trois heures plus tard, dans le train qui me ramenait chez moi, j’étais plongé dans la lecture de cette correspondance à travers laquelle se dessinaient les portraits de deux personnes qui s’étaient aimées profondément et sincèrement. A plusieurs reprises, l’émotion me serra la gorge. Je pensais bien évidemment à mon père, à mon grand-père mais aussi à cette femme que je venais de rencontrer. Moi qui me croyais seul au monde, je venais de me découvrir une adorable grand-tante à laquelle j’avais promis de revenir bientôt. Nous avions tant de chose à partager…

Myriam