Destination : 328 , Jeu historique


La Commanderie d'Abrin

Il commençait à se faire tard, en ce vingt-cinq août de l’an de grâce 1597. La journée, d’une chaleur étouffante, se terminait enfin et une légère brise rafraichissait le soir. Finette se hâtait de rentrer chez elle, à la ferme du Couziné. Elle était montée à Aurens, voir son grand-oncle Théodore pour lui apporter un peu de pain, du fromage et quelques fruits frais du potager. Elle avait un peu flâné au retour dans les vignes de Laspeyrères, grappillant ci-et-là quelques grains de raisin déjà murs. Mais maintenant, la nuit tombait et elle courrait presque, appréhendant de passer devant l’église abandonnée d’Abrin. Elle n’était qu’une enfant quand le capitaine protestant avait ordonné la destruction de la commanderie, il y avait bientôt huit ans. L’église avait été dévastée, de nombreux bâtiments incendiés et, accessoirement, quelques pèlerins de Compostelle qui avaient eût le malheur de passer par là. Depuis, il se disait que le site était hanté, hanté par les esprits de ceux qui y étaient morts. Finette n’avait jamais pu le vérifier par elle-même, mais Jeannette, son amie de la ferme voisine d’Ardente, avait vu un soir une ombre blanche se glisser parmi les pierres. Et certaines nuits, Finette entendait depuis chez elle résonner de longs hurlements qui n’étaient, pour sûr, ni ceux du vent, ni ceux d’un loup.

Elle tremblait en passant devant le muret de pierre, suivant le chemin caillouteux qu’empruntaient autrefois les pèlerins à la coquille, venant du Puy ou de Rocamadour. L’Eglise des Templiers d’Abrin avait été édifiée en ce point stratégique où se rejoignaient les deux voies du pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle à la toute fin du XIIème siècle. Les pèlerins, nombreux à suivre l’appel de la croix, trouvaient là une hostellerie importante, tenue par les Hospitaliers, chevaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem.

Ses jambes flageolaient mais, bien malgré elle, Finette s’arrêtât net en apercevant de la lumière par la porte du portail entrouvert. Qui pouvait bien se trouver là ? Un voyageur égaré ? Un pèlerin nostalgique ? Un voleur de grand chemin ? Finette aurait voulu s’enfuir en courant mais elle était paralysée par la peur. Une ombre s’approchait maintenant de la porte et la jeune fille l’observait pétrifiée. Une main accrocha l’un des portes et l’ouvrit d’un mouvement sec, projetant dans le soir une silhouette sombre encapuchonnée. Apercevant le bâton de marche auquel était accroché une coquille blanche, Finette fut soulagée. Ce n’était qu’un pèlerin égaré, il ne lui ferait aucun mal. Apercevant la fillette, l’homme lui fit signe de s’approcher et, quand elle fut à quelques pas de lui, il lui demanda où étaient passés les hospitaliers chargés d’accueillir les voyageurs comme lui. Finette allait lui répondre quand une main gantée de cuir lui serra l’épaule, la forçant à avancer pour entrer dans la chapelle abandonnée. A l’intérieur, l’enfant fut stupéfaite par ce qu’elle voyait. Nulle trace de fumée, de combat, ni des ruines pourtant bien visibles à l’extérieur. Les bancs et chaises des croyants étaient bien alignés face à l’autel, recouvert d’un linge brodé de la croix du Temple et surmonté d’une haute croix étincelante. Aux murs, des torches brulaient, donnant à l’ensemble une lumière chaude et rassurante. La main de cuir projeta Finette vers le pèlerin qui reculait, terrorisé. L’homme, ignorant la fillette, s’avança en levant don bras armé d’une longue épée. Les bottes, le manteau, l’armure indiquaient un militaire, pas un simple soldat, peut-être un capitaine. Il n’était donc pas seul. Au moment où le bras du soldat s’abaissait en un geste d’une rare violence, la fillette retrouva l’usage de ses jambes et s’enfuit par la porte restée ouverte. Elle enregistra les détails de la scène avec une précision cauchemardesque : le corps éventré, les viscères et le sang, le regard terrifié du pèlerin et la coquille, rougie de sang, roulant sous les bancs de l’église.



Quelques minutes plus tard, elle était chez elle, blanche comme un linge. Son père, auquel elle raconta toute l’histoire, ferma les portes de la ferme et alla prévenir les voisins. Ensemble, armés de fourches, de faux ou de simples couteaux, s’approchèrent de l’ancienne Commanderie. La nuit était tombée mais la lumière de la lune les éclairait comme en plein jour. L’église était telle que depuis la nuit du massacre, les silhouettes des pierres gisant au sol et le portail défoncé. Ils entrèrent dans la chapelle, vide et noircie de vieille suie.



Tout le monde s’accorda pour dire de Finette qu’elle était une enfant émotive et sujette à la rêverie. Elle avait inventé cette histoire pour qu’on parle d’elle. Finette essaya de se défendre mais bientôt, lasse des moqueries, elle arrêta d’en parler.

Et surtout, elle ne raconta jamais à personne comment, deux jours plus tard, bravant sa peur, elle avait franchi à nouveau le portail de la chapelle, fouillé parmi les décombres des poutres et des pierres effondrées et trouvé, sous la carcasse d’un vieux banc, une coquille blanche, noircie de fumée et de sang séché.

Myriam