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Fille du Roy

Tableau 1

Port de La-Rochelle, avril 1660. Debout sur la jetée, une jeune fille regarde la mer. Elle est toute jeune, à peine une douzaine d’années. La pluie battante qui ruisselle sur son visage cache les larmes glissant sur ses joues. Elle est seule.

Son enfance est derrière elle, ensevelie dans la tombe de ses parents. Une enfance sans grande joie, mais sans malheur non plus. Quelques fragrances de bonheur éclairent même parfois ses souvenirs. La souffrance l’habite depuis qu’ils ne sont plus là. Le monde a basculé et elle n’a personne à qui se raccrocher.

Son regard suit un navire qui s’éloigne à l’horizon. Bientôt les voiles blanches disparaissent mais elle continue de fixer le même point sous les nuages gris. Un jour, bientôt, elle le sait, elle aussi elle partira. Qu’importe les sacrifices, les dangers, les déceptions peut-être qu’elle devra surmonter pour y arriver. Un jour, elle quittera ce port, cette ville, cette vie. Un jour, elle traversera l’océan.



Tableau 2

Juin 1663. Un autre port, de l’autre côté de l’Atlantique, gorgé de soleil et de silhouettes qui ruissellent vers la ville. Derrière elle, le Phoényx de Flessingue déverse son flot de passagers. Après un mois de ballotage, au gré des vagues et du vent, soumise aux caprices des éléments, elle touche enfin terre. Son corps tangue, encore enivré du roulis de la mer.

Un mois à prier pour arriver sans encombre, pour ne pas chavirer, ni du corps, ni de l’âme. Avec ses compagnes, elles sont près d’une quarantaine à avoir tenté l’aventure, elle est l’une des plus jeunes. Elles appartiennent au premier contingent de ces filles qui ont pour devoir de peupler ce pays, cette Nouvelle-France perdue dans l’immensité de ce nouveau continent.

Elles n’ont pas le même âge, ne viennent pas des mêmes régions, ne parlent pas la même langue, n’ont pas la même religion mais, toutes, elles partagent le même rêve, le même espoir, la même envie de croire qu’ici, enfin, le bonheur est possible.



Tableau 3

Septembre 1689. Elle s’est mariée dans la semaine qui a suivi son arrivée. L’homme qu’elle a choisi était un fermier, installé ici depuis à peine deux ou trois ans, mais il avait cependant un toit pour l’abriter, ce qui n’était pas le cas pour tous les prétendants. C’est avec soulagement qu’elle l’a suivi dans cette colonie du bout du monde, s’enfonçant dans les terres pour échapper à ses larmes dont le sel se confondait avec celui de la mer.

Elle a tourné le dos à son passé, obstinément résolue à ne vivre qu’au présent. Ils ont eu des enfants, quatre ont survécu. Une vie simple, de travail et de rigueur, entre froid et chaleur. Elle s’est habituée à ce pays si différent de ce qu’elle avait connu jusque-là, mais elle a vite compris qu’ici aussi, le bonheur n’était qu’un mirage éphémère.

Il y a un mois, la colonie a été la cible d’un raid des tribus Iroquoises. Les maisons ont été incendiées et les récoltes saccagées. Son mari et son fils aîné ont été massacrés. Elle a pu se cacher dans les bois avec les plus jeunes, les serrant contre sa poitrine en espérant qu’ils n’entendaient pas les cris des suppliciés.



Tableau 4

Décembre 1713. Son souffle s’éteint dans la nuit glaciale et silencieuse, comme engourdie sous son épais manteau de neige. Les yeux clos, elle revoit les images de sa vie, la petite fille perdue du port de La-Rochelle, la jeune femme pleine d’espoir qu’elle était à son arrivée.

Elle a vieilli d’un coup, après la tuerie, après avoir dû enterrer elle-même son garçon. Elle n’a pas pu retourner vivre dans la colonie et s’est réfugiée dans une petite ville toute proche. Elle s’est remariée avec un veuf qui cherchait une nouvelle épouse pour élever les deux petits que la première lui avait laissés. En échange, il assurait sa protection et celle de ses enfants.

Elle avait traversé l’océan pour chercher le bonheur ; elle avait trouvé un pays rude et sauvage, qui l’avait accueillie et qui était désormais devenu sien, puisque c’est là que vivent ses enfants, ses petits-enfants et un jour, leurs descendants. Pouvait-elle seulement imaginer que, trois siècles plus tard, ils seraient des milliers ?

Myriam