Destination : 368 , Histoire de France et d'Ailleurs


La pierre du Diable Noir

J’ai été bercée, pendant toute mon enfance, par les histoires de ma grand-mère. Mêlant religion, croyances et superstitions, j’ai compris très vite qu’elles n’étaient qu’un ramassis de légendes sans fondement historique avéré. Toutes, sauf une, étrangement celle sur laquelle je n’aurais pas misé un centime. Chaque fois que nous allions au village, qui se trouvait à deux ou trois kilomètres de la ferme familiale, nous traversions un petit bois dans lequel se trouvait une pierre allongée sur le sol : elle était large, plate et recouverte de mousse. Et chaque fois que nous arrivions à sa hauteur, ma grand-mère faisait le signe de la croix en murmurant quelques incantations contre le mauvais sort dans son patois gascon incompréhensible pour l’enfant que j’étais dont la traduction approximative serait la suivante : « Fille ! Fille ! Garde les yeux fermés ! Si tu les ouvres, le diable noir apparait ! ». Et de fait, j’avais ordre de fermer les yeux et de ne jamais poser le regard sur cette fameuse pierre.

Et chaque fois, je lui demandais de me raconter l’histoire de cette pierre, que l’on surnommait : « La Pierre du Diable Noir ». La voici, peu ou prou, telle que je me la rappelle : « Elle s’appelait Enriqueta, c’était une petite fille très pauvre et très sage, qui vivait à l’orée du bois avec sa famille. Tous les jours, elle venait ramasser du bois mort pour allumer le feu dans leur cheminée et, chaque fois, sa mère lui disait de faire vite à cause des bêtes sauvages. Enriqueta écoutait toujours sa maman mais ce jour-là, il faisait chaud et elle avait travaillé dur toute la journée avec son père dans les champs. Alors, quand elle s’est retrouvée sous l’ombre fraiche des grands arbres, bercée par les gazouillis des oiseaux qui chantaient, elle s’est assise sur la pierre. Juste une minute, se disait-elle, en caressant machinalement la mousse douce avec la paume de sa main. Et sans s’en rendre compte, la pauvrette s’est endormie. Quand elle s’est réveillée, il faisait nuit. Les oiseaux du jour ne gazouillaient plus et les bruits de la nuit étaient inquiétants. Soudain, elle a entendu un grand craquement. Elle a ouvert les yeux et a vu, devant, elle, aussi grand qu’un géant et plus noir que l’enfer : le diable. Il a emporté Enriqueta avec lui et son armée de démons a dévasté les terres et les maisons du village. Le lendemain matin, il ne restait que quelques survivants au milieu d’un tas de cendre. »

Je me suis toujours dit que cette histoire était, à l’instar du croquemitaine, un récit visant à encourager l’obéissance des enfants. Un diable noir et son armée de démons ? Pfff ! La bonne blague !

Mais un jour, bien des années plus tard, je suis tombée par hasard sur un récit qui m’a laissée songeuse et j’ai découvert l’histoire, bien réelle cette fois, du Prince Noir et de sa première chevauchée en Gascogne, en 1335 :

Nous sommes au cœur de la Guerre de Cent Ans (1337-1453) qui opposait les français aux anglais. Cette guerre de territoire, ou plutôt cette série de batailles, s’est déroulée dans l’ouest et le sud-ouest de la France.

Édouard de Wookstock, (1330-1376) était le fils aîné d’Édouard III d’Angleterre. Son surnom, le Prince Noir, Princi Negue en gascon, viendrait de l’armure noire qu’il aurait portée mais aussi de la noirceur de son âme. Il est à l’origine de deux chevauchées mémorables :



La première chevauchée en 1355. Édouard de Woodstock arriva à Bordeaux le 20 septembre avec 1000 hommes d’armes et 11000 archers. Il lance une chevauchée inattendue le 5 octobre, il traversera l’Astarac, l’Armagnac, Toulouse, le Languedoc et s’arrête à Narbonne. Cette excursion n’a pas pour but d’agrandir le territoire mais plutôt de commettre de nombreux pillages sur son passage. Il rentrera à Noël et écrira à son père que la mission est accomplie.

En mars et avril 1356, il réunit 9000 hommes à La Réole, faisant croire au roi de France à une nouvelle expédition en Languedoc mais il part et dévaste le Périgord, une partie du Limousin et du Berry, de la Sologne et de la Touraine pour arriver finalement à Poitiers, qui sera le siège d’une grande bataille. Le 19 septembre, de 6 heures à midi, la bataille fera tomber 8000 hommes d’arme côté français alors que les anglais ne perdent que 1900 hommes d’armes et 1500 archers. Le roi de France Jean le bon est capturé et Édouard III d’Angleterre exigera quatre millions d’écus d’or de rançon pour sa libération.

Se pouvait-il que ce fameux Prince Noir et le Diable de la légende de ma grand-mère ne soient qu’une seule et même personne ? Enriqueta avait-elle réellement existé en cette période troublée du Moyen-Âge ? Il n’en fallait pas plus pour aiguiser ma curiosité… et me voilà partie à la recherche d’informations, furetant et farfouillant, questionnant et étudiant.

Je rencontrais dans un premier temps un ancien professeur d’histoire qui se trouva faire partie de la Société Archéologique du Gers et me donna de nombreuses informations concernant ce fameux Prince Noir et sa chevauchée à travers la Gascogne, en 1335. Les descriptions concernant cette chevauchée sont terrifiantes :

Le 5 octobre 1355, les mercenaires du Prince Noir quittent Bordeaux pour une chevauchée soigneusement planifiée. Il atteint la frontière de l'Armagnac le 12 octobre. Dès lors, l'armée commence à ravager les campagnes ; les troupes se divisaient en trois colonnes, qui marchent parallèlement les unes aux autres, pour maximiser la destruction. Pendant onze jours, la chevauchée parcourt l'Armagnac d'ouest en est, en vue des Pyrénées. La plupart des villes n'étaient fortifiées que de nom et furent facilement prises d'assaut et incendiées. Le Prince Noir a écrit : "nous avons roulé ... à travers le pays d'Armagnac, harcelant et dévastant le pays...".

Les Anglais continuent leur route, évitent Toulouse – trop bien fortifiée - et traversent ce qu’on appelle alors le grenier du sud de la France ; ils brûlent tout ce qu'ils peuvent, en ciblant en particulier les moulins à vent ; une région incapable de moudre son propre grain était peu susceptible de soutenir l'armée française. Comme auparavant, ils prennent tout d'assaut sauf les grandes villes et les châteaux les plus forts, souvent au milieu de la brutalité et des massacres. De petits groupes se trouvaient jusqu’à 39 km du corps principal, pillant et incendiant des endroits plus petits sur un large front.

Ils arrivent à Carcassonne, après trois jours de pillage, la ville est anéantie. Ils continuent vers l'est, "toute la zone est incendiée" selon un participant. Deux jours plus tard, le 8 novembre, ils atteignent Narbonne, à 16 km de là. Elle n'était qu'un peu moins peuplée que Londres, mais encore une fois la ville fut rapidement pillée tandis que la citadelle était ignorée. Des éclaireurs anglais, des butineurs et des incendies criminels ont poussé dans toutes les directions depuis Narbonne, certains jusqu'à 48 km.

Le 10 novembre, les Anglais quittent Narbonne, traversent l'Aude puis se dirigent vers Béziers ; la ville étant fortement tenue, ils retournent vers l'ouest, s'attendant à combattre les forces du Comte d'Armagnac. Le Prince Noir les poursuit jusqu'à Carcassonne, où, luttant pour se nourrir dans un territoire déjà bien cueilli, il fonce vers le sud en direction de Limoux, qui fut détruite.

Le dimanche 15 novembre, l'armée anglaise a rasé quatre grandes villes françaises et a dévasté les environs. Les Anglais ont ensuite tourné à nouveau vers l'est, à travers le comté de Foix. Le 17, le Prince Noir rencontra Gaston, comte de Foix, le noble français le plus puissant de la région après l'Armagnac, et un de ses grands ennemis. Les détails de la discussion sont inconnus, mais Gaston a permis le libre passage des Anglais, arrangé les provisions, permis à ses hommes de rejoindre l'armée du Prince Noir et fourni des guides. L’armée franchit à nouveau la Garonne et l'Ariège en crue, au grand étonnement des habitants. De nombreuses villes n'appartenant pas à Gaston sont pillées et incendiées.

Les armées Françaises (commandées par le Comte Jean d’Armagnac), et anglaises se rencontrent dans un affrontement féroce le 20 novembre ; les Français sont vaincus. Les Anglais se dirigent directement vers la Gascogne, suivant un itinéraire différent de celui de six semaines plus tôt. Ils continuent leurs exactions dans les villes et villages qu’ils traversent, passent le Gers à Fleurance et la Baïse à Condom. Le 28 novembre, les Anglais franchissent la frontière de la Gascogne, à Mézin. L'armée revint à La Réole le 2 décembre, après avoir parcouru 1 100 km. Le 9 décembre, Édouard de Woodstock est de retour à Bordeaux, avec un millier de chariots chargés du fruit des pillages et quelque cinq mille prisonniers.

Entre Fleurance et Condom, si les armées du Prince Noir se déployaient sur plusieurs kilomètres, il est plus que probable qu’ils aient traversé le village de mon enfance. Et, détail troublant, pour entrer dans le village en arrivant de Fleurance, les troupes étaient forcément passées par le bois, devant la fameuse pierre du Diable Noir, qui ne devait certainement pas encore porter ce nom. Restait à trouver une preuve, si tant est qu’il reste quelque part une trace de leur passage… Je passais des journées entières dans la grande salle des Archives Départementales, à la recherche de documents, d’édits, de registres paroissiaux qui auraient pu mentionner quelque évènement en rapport avec cette histoire. Et pendant, longtemps, je ne trouvais rien !

Cependant, à force de persévérance, je finis par découvrir quelques lignes, notées dans les registres d’une abbaye voisine aujourd’hui détruite :

« … Tôt ce matin du vingt-six novembre, nous avons vu arriver vingt-trois habitants du village voisin de Castelnau-des-Loups, terrorisés et pour certains blessés : trois vieillards, quatre vieillardes, deux femmes grosses, trois hommes estropiés et un garçon, quatre filles et cinq enfants en bas-âge. Ils ont racontés avoir été attaqués hier à la tombée de la nuit par les troupes du Prince Anglais. De nombreux villageois sont morts où ont été emmenés par les soldats… »

Rien de plus mais l’essentiel était là. A ma grande surprise, la légende avait donc un fond de vérité. Restait une dernière question : Enriqueta avait-elle vraiment existé ? Avait-elle été tuée, emmenée par les soldats du Prince Noir ? Evidemment, malgré des semaines et des mois de recherches, je n’ai rien trouvé qui puisse le prouver. Que valait la vie d’une petite paysanne, à cette époque ? Pas grand-chose… cependant, si je n’ai trouvé aucune preuve de son existence, je n’ai pas non plus pu prouver le contraire. Alors…

Myriam