Destination : 159 , Polyphonies


28 Avril 1944

10h45 : Engagement



Il court, il court, il court.

Deux heures déjà, s’arrêtant de temps en temps pour reprendre son souffle quelques minutes. Il est parti vite, sans un mot, sans un regard, aussitôt qu’Amédée, le voisin, est venu le prévenir : « Danton, dépêches-toi, les soldats sont au village, ils te cherchent. Pars, je vais chercher ta femme et tes enfants, je les envoie se cacher chez moi. Pars, pars vite, ils ne vont pas tarder … »

C’était une belle matinée de printemps. Il avait donc décidé de sortir les vaches et leurs petits, leur permettant de s’ébattre dans le pré pour profiter de la douce chaleur des rayons du soleil. Il était aux champs depuis déjà deux longues heures quand Amédée était arrivé.

Suivant les avertissements de son voisin, il s’était enfui sans prendre le temps de réfléchir ni de se retourner. Il était d’abord descendu vers l’Auvignon, le ruisseau qui longeait ses terres, pour ramper dans l’eau jusqu’au bois derrière la maison. Là, il s’était relevé et avait commencé de courir en suivant la ligne du filet d’eau. Il savait précisément où il devait aller.

Mais maintenant, il gamberge. Il pense aux enfants, à sa femme, se persuadant qu’ils sont à l’abri, chez Amédée. Qu’il les retrouvera quand il reviendra. Tous. Sain et sauf. Et qu’il reviendra.

Il pense à tous les risques qu’il a pris depuis quatre ans, depuis que cette saleté de guerre a été perdue. En 39, il n’était pas parti au front : cinq enfants à nourrir, c’était une bonne raison de rester. Ce que beaucoup ignoraient, c’était que depuis plusieurs années déjà, il faisait partie de ceux qu’on appelait les « rouges ». Et, sans même se poser la question du choix, il avait suivi les camarades dans leur engagement clandestin. Cet armistice était une ignominie, il était impensable pour lui de s’incliner devant l’autorité fasciste qui avait déjà fait tant de mal en Italie et en Espagne.

Il n’avait d’abord rien dit à sa femme, mais quand il avait fallu lui expliquer, elle s’était mise dans une colère noire, lui reprochant de les mettre en danger, elle et les enfants. Elle n’avait pas tort, mais il ne pouvait pas laisser son pays aux mains des nazis. Et puis les camarades avaient besoin de lui, eux aussi. Depuis, elle nourrissait à son égard une rage froide et il savait, la connaissant bien, qu’elle ne s’éteindrait pas facilement. Surtout depuis que…





12h45 : Peur



« Je devrai être au collège. En train de faire une dictée, ou de réviser mon arithmétique. Ou peut-être même de jouer à la marelle avec mes amies, en attendant que les leçons reprennent. Je ne devrais pas être là. Ce n’est pas normal, ce n’est pas juste. Et j’ai peur, je tremble, je ne peux pas m’en empêcher. Où sont papa et maman ? »

Gilberte a 13 ans. Debout, adossée au fourneau, les mains dans le dos, se yeux ne quittent pas le fusil qui la tient en joue. A ses côtés, il y a Amédée, le voisin. Il se tient aussi près d’elle que possible, dans un effort de protection. A un moment, il a même réussi à lui prendre la main, comme pour essayer de la rassurer. Geste dérisoire, ce qu’elle voudrait c’est que ses parents soient là. Pas lui. Et qu’à la place des miliciens, ce soient ses frères et sœurs qui mettent la maison sens dessus-dessous. Avec des cris de joies, pas des hurlements de bêtes.

Le chef s’approche, elle ne comprend pas ce qu’il dit mais elle sait ce qu’il demande, les autres, qui parlent bien français, lui ont traduit la question tout à l’heure : « Où ton père a-t-il caché les armes ? ». Elle n’en sait rien, elle n’était même pas au courant. Mais elle a beau le dire et le répéter, ils n’ont pas l’air de la croire.

Le voisin prend la parole et tente une nouvelle fois de la faire libérer « laissez-là, vous voyez bien que ce n’est qu’une enfant et qu’elle ne sait rien. Laissez là rejoindre sa mère… ». Ils n’entendent pas, ou font semblant. En tous les cas, ils ne répondent pas. Alors elle reste là, sans bouger. Cela fait une heure maintenant. Au début elle n’avait pas peur, mais maintenant elle se demande quand tout cela s’arrêtera, et de quelle façon cela cessera.

Alors pour oublier sa peur, elle récite ses leçons en silence. Une par une, matière par matière. Elle révise et son cerveau s’engourdit sous les mots lentement égrenés. Règles d’orthographes, tables de multiplication, leçons de géographie, tableau de conjugaison, dates historiques … Elle ne voit même plus tous ces hommes qui saccagent la maison : ils retournent le mobilier, fouille chaque armoire en la vidant de son contenu, percent les murs et soulèvent les planchers. Ils ont même démonté l’escalier qui mène au grenier. Mais ils ne trouvent rien et leur impatience se mue en fureur …



14h45 : Colère

Cela fait maintenant trois heures que je suis ici chez Amédée. Où est Gilberte ? Pourvu qu’elle soit restée au village, que quelqu’un ait pu la prévenir et la retenir… Mon Dieu ! Par pitié, je n’en peux plus de cette angoisse …

Et Danton ? Hein, où est-il ? Ah, bien sûr, il a eu le temps de s’enfuir, sans se soucier de savoir si nous étions à l’abri…S’il arrive quoi que ce soit, si je ne revois pas Gilberte, il ne franchira plus le seuil de la maison… Qu’importe ce que diront mes parents, j’en ai marre de suivre des préceptes idiots. Je les hais, je le hais… depuis quatre ans, vivre dans la peur. Toujours changer de maison, avec cinq enfants dont un nourrisson ! Je n’en peux plus…

Oh ! Je le sais, moi ce qu’ils cherchent, là-bas, ces soldats de malheur ! Et Amédée aussi le sait, d’ailleurs. Ce sont les armes que les anglais ont envoyées par avion il y a deux mois, en pleine nuit. Danton était chargé de les récupérer, et de le cacher avant de les amener au point de ralliement. Si ça ne tenait qu’à moi, je leur donnerais ces saletés …

Mais quelles seraient les sanctions ? Quelles représailles dont nous pourrions être les victimes ?

Marre, marre, marre. Je ne supporte plus cette lutte inutile ! Qu’est-ce qu’ils croient ? Qu’ils vont être plus forts que les allemands, avec toute leur artillerie ? C’est comme cette idée de faire sauter le pont sur la Baïse ! Il y en a un autre 10 km avant et encore un 15 km plus loin ! Tout ça est ridicule !

Ridicule, mais dangereux. Et pas seulement pour lui. Comment peut-il être à ce point insensible à notre sort, à celui des enfants ? Que va-t-il nous arriver s’il se fait prendre, si les autres trouvent les armes ? En acceptant de les cacher dans la maison, il n’a pensé qu’à cette Résistance. Et nous ?

Il croit quoi, qu’il est meilleur qu’eux ? Pourtant, lui aussi il a tué un homme. Un voisin. De sang-froid. Parce-qu’on l’avait vu discuter avec des allemands. D’abord, c’est qui « on » ? Si ça se trouve, les soldats demandaient juste leur chemin. Qu’est-ce qu’il aurait du faire, le voisin, refuser de donner un renseignement et recevoir une rafale de mitraillette ? Seulement maintenant, il est mort. Les autres au village disent qu’il a disparu. Mais moi je sais.

C’était il y a deux mois, à la tombée de la nuit. Entre chien et loup, j’ai vu quatre hommes aller chez lui. Sa femme leur a répondu qu’il n’était pas encore rentré du travail. Ils se sont assis devant la porte et je voyais leurs cigarettes rougir de chez moi. Après, je les ai entendus, quand ils sont passés en bas, le long du ruisseau pour aller au petit bois derrière la maison. Il faisait presque nuit mais j’ai distingué cinq silhouettes. Au bout d’un moment, j’ai entendu : trois coups de fusil, un seul cri. Au retour, ils n’étaient plus que quatre. J’ai prié pour que Danton ne soit pas avec eux, mais quand il est rentré, deux heures plus tard, j’ai compris. Il sentait l’alcool mais aussi la poudre. Trois coups de fusils, quatre hommes, je m’accroche à l’idée qu’il n’a pas les mains pleine de sang, mais ce n’est que symbolique : il n’a rien empêché.

Quelqu’un frappe : Dieu soit loué ! C’est Ginette ! Toute à ma colère, je l’accueille brutalement « Où étais-tu ? ». Je m’en veux d’être aussi brusque, mais je ne sais pas faire autrement. Sa sœur cadette lui saute au cou, ses frères l’embrassent avec effusion et elle s’effondre en larmes. On ne lui a pas fait de mal mais elle est terrorisée.

Je les laisse la consoler. Je suis trop furieuse pour être tendre. Soulagée, mais hors de moi.





16h45 : Espoir



Soudain, un bruit le fait sursauter. Il se jette à terre et doucement, relève la tête pour regarder autour de lui. Ce n’est rien, c’est un paysan, comme lui, qui aiguise sa faux contre une pierre. A ses côtés, un garçonnet d’à peine quatre ou cinq ans suit attentivement les gestes paternels. Dans quelques minutes, son travail consistera à ramasser les herbes fauchées pour les rassembler en tas.

Se retournant sur le dos, Danton ne peut s’empêcher de sourire en pensant à ses propres enfants. Il s’accorde quelques minutes de repos, et, regardant le ciel si bleu, il murmure : « Tu grandiras dans un monde libre, mon p’tit gars, je te le promets. A toi, et aux cinq autres qui m’attendent chez moi. Le cauchemar est bientôt fini… ».

Il se lève d’un bond. Devant lui, une colline et tout en haut, la silhouette d’un château autour duquel sont rassemblées quelques maisons. Il reconnait le village, Castelnau, lieu de rassemblement du Réseau. Ça y est, il est arrivé. Un camarade le voit et vient à sa rencontre. Cette nuit, l’un d’entre eux ira jusque chez lui, vérifier que tout le monde va bien et donner des nouvelles à sa femme.





Epilogue

Le 21 juin 1944, les allemands encerclèrent le village de Castelnau sur l’Auvignon (32), centre de Résistance et dont le château servait de cache d’armes. Les combats vont durer 6h et se solder par un lourd bilan humain. Fort heureusement, la population avait pu être évacuée par les résistants avant l’arrivée des soldats, et un seul civil fut tué. Au moment d’être pris, les résistants firent sauter la tour du château qui contenait les armes et le village fut entièrement détruit.



Après la guerre, Danton reprendra son activité d’agriculteur dans la ferme familiale. Son engagement se poursuivra avec la création des premières coopératives agricoles, en continuité avec ses idéaux communistes, au sens de mise en commun des compétences pour mieux faire ensemble ce que l’on fait moins bien tout seul. Sa femme lui en voudra toute sa vie de ces cinq années de peur, et ne lui pardonnera jamais de les avoir mis en danger. Ils vivront ensemble comme deux étrangers dans la même maison, reportant leur affection sur leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants.

Myriam