Destination : 335 , Exploits


Force

Tous les autres enfants allaient à l’école. Je les voyais passer devant la vitre de la voiture. Ils tenaient parfois la main de leur papa, ils discutaient avec leur maman. Certains couraient devant, souriaient, riaient, chahutaient avec un camarade qui arrivait en même temps.

Pas elle. Ma petite puce à moi attendait dans la voiture, assise à côté de moi. Nous attendions que la chanson se termine dans l’autoradio. C’était notre pacte, notre deal. Après, il faudrait y aller. Déjà les larmes ruisselaient sur son visage bouleversé, c’était comme ça depuis qu’on était parties de la maison, c’était comme ça depuis le moment où j’étais allée la réveiller.

Comme tous les matins, j’avais observé quelques secondes son visage enfantin, hier c’était encore un bébé - elle était toujours mon bébé, par ailleurs. Si paisible, son souffle régulier, ses joues rebondies… qui pouvait imaginer que j’allais déclencher un tsunami ?

Comme d’habitude, je l’avais réveillée doucement, en lui parlant tendrement, anticipant ce qui allait arriver. Elle avait à peine ouvert les yeux qu’ils se remplissaient de larmes, qu’elle m’implorait d’une voie éperdue : « Maman, s’il-te-plait, je veux pas y aller ! Je peux pas, je peux pas, je peux pas, je peux pas… ».

Je l’avais habillée, luttant contre toute la force qu’elle pouvait mettre dans ses 10 ans. Je l’avais forcée à avaler un peu de lait et un biscuit, je l’avais accompagnée à la salle de bain pour lui brosser les cheveux pendant qu’elle se lavait les dents et le visage. Pendant tout ce temps, il n’était pas passé plus de deux minutes sans qu’elle me regarde en pleurant, silencieusement ou pas, répétant les mêmes mots en boucle.

Je lui avais mis son manteau, enfilé ses chaussures puis portée jusqu’à la voiture. Lui ai laissé choisir les musiques qu’elle voulait entendre. Avait observé comment le ron-ron du moteur berçait un peu sa douleur et apaisait ses sanglots. Puis, à l’approche de l’école, comment la terreur était revenue, plus violente encore. Une fois garée sur le parking, j’avais détaché ma ceinture et la sienne, et je la serrais dans mes bras tout en lui expliquant, encore, que tout allait bien se passer, qu’elle ne courrait aucun danger.

Quand la musique s’est arrêtée, je suis descendue de la voiture et je suis allée ouvrir sa portière. Elle s’agrippait de toutes ses forces au siège, à la voiture, à moi. Là aussi, j’ai dû lutter contre sa violence en me donnant l’impression d’être moi-même violente avec elle, mon enfant, ma toute-petite. Comment est-ce que je réagirai, moi, si on me forçait chaque jour à affronter ma plus grande peur ? Si on m’imposait d’entrer dans une salle pleine de mygales ou de serpents ; de passer ma journée au bord d’un gouffre sans fond ?

Quand j’avais réussi à l’accompagner jusqu’à l’école où, heureusement, une atsem de maternelle, avec tendresse et bienveillance, prenait le relais de mes bras ; quand la porte s’était refermée, atténuant tout juste le bruit de son chagrin ; quand j’étais revenue à la voiture, je prenais toujours quelques minutes. C’était moi qui m’effondrais, impuissante et bouleversée face à ma fille submergée par une vague scélérate.

Je m’accrochais, comme à une bouée, à ce moment de délice que seraient nos retrouvailles ce soir, avant que la nuit tombée ne réveille à nouveau le monstre dans le placard et qu’elle ne puisse s’endormir que si je m’allongeais près d’elle. Heureusement, elle n’avait perdu ni le sommeil, ni l’appétit, ce qui pourtant arrive fréquemment aux enfants dans sa situation.

Phobie scolaire. Deux mots pour expliquer ce dont elle souffrait depuis plusieurs semaines. Tout avait commencé après les vacances de la Toussaint. Rapidement, la situation s’était détériorée et nous avions compris, l’équipe enseignante et nous, ce dont il s’agissait. Aucun évènement notable ne pouvait nous permettre d’en identifier la cause : ma fille n’était pas victime de harcèlement, elle n’avait pas de difficultés scolaires ni sociales.

Grâce au soutien et à la compréhension de l’école, elle n’a jamais été déscolarisée. Nous avons mis en place, avec le médecin, la psychologue et l’infirmière scolaire, un planning adapté pour elle. Pendant plusieurs mois, ma « grande » de cours moyen a fait classe avec les maternelles, auprès de cette atsem qui la rassurait. Elle a continué à suivre ses cours, allant chercher chaque matin son travail dans sa classe et le ramenant chaque soir à corriger à sa maitresse. Elle a aussi commencé un travail avec une thérapeute.

Au printemps suivant, elle a pu revenir dans son cours. D’abord quelques heures, puis la matinée complète. Et, quelques semaines avant les vacances d’été, elle a repris son emploi du temps normal. L’année suivante a été ponctuée d’épisodes un peu compliqués, mais rien de comparable avec ces quelques mois de tempête qu’elle a dû traverser.

Car c’est elle qui a traversé cette tempête. Elle et elle seule. Nous, ses parents, sa famille, ses enseignants, ses amis, sa thérapeute, nous n’avons jamais été que des accompagnants. Elle a fait l’exploit d’abord tous les matins, d’affronter sa peur puis, grâce à son mental, d’arriver à la dépasser. Ce n’est pas donné à tout le monde. Nombre de gens se contentent d’éviter voire de fuir ce qui les terrifie. Elle n’a pas eu le choix, du haut de ses 10 ans, que de faire face.

Elle a réussi, pour toujours, elle gardera cette force en elle.

Ma petite fille, ma toute-petite, mon bébé…

Myriam