Destination : 18 , Détournements majeurs.


Le Prince Charmant (fin)

Quelques années passèrent. Un soir d’hiver, glacial et neigeux, un homme égaré vint demander le gite et le couvert au château. Le prince, sans montrer son visage toujours caché derrière un horrible masque, l’invita à partager son repas et lui fit préparer une chambre. Après le souper, ils s’installèrent devant la cheminée, dans deux fauteuils cosy, recouvert de cuir brun pour y déguster un fabuleux bourbon hors d’âge. Ils devisèrent aimablement de choses et d’autres, et l’invité répondit aux questions de son hôte, qui l’interrogeait sur son histoire. Il lui expliqua qu’il s’appelait Jérôme K. et avait longtemps travaillé comme trader dans une banque mondialement connue, avant que celle-ci ne fasse faillite lors de la fameuse crise des subprimes. Il avait alors été obligé de se reconvertir et avait accepté un emploi de vendeur à domicile, pour la célèbre marque de prêt-à-porter « Barbe Bleue ». Sa femme n’avait pas supporté cette déchéance et l’avait quitté sans hésitation, après trente-cinq ans de mariage. Ils avaient eu trois filles, les deux aînées avaient suivi de brillantes études et occupaient maintenant des fonctions importantes. La dernière, par contre, le désespérait. Elle avait toujours détesté l’école, et n’aimait rien tant que rester chez elle, et faire du ménage entre deux émissions de télé-réalité. A presque trente ans, elle refusait de quitter son père qu’elle vénérait et qui lui offrait, disait-elle, tout ce dont elle avait besoin. Mais celui-ci était bien embarrassé par cette Tanguy en jupon qui vivait tout simplement à ses crochets.

C’est sur cette conclusion que les deux hommes se séparèrent pour aller se coucher. Au cours de la nuit, notre filou, toujours à l’affut d’une bonne affaire, se dit qu’il tenait peut-être un moyen efficace de s’enrichir un peu plus, sans risquer le surmenage. Et c’est ainsi que le lendemain matin, au cours du petit déjeuner, il proposa à monsieur K. d’épouser sa fille en échange de ses conseils pour placer quelques menues monnaies dans des actions boursières sûres, lui permettant de réaliser des plus-values non dénuées d’intérêt. Après avoir pris le temps de réfléchir en dégustant un deuxième délicieux croissant au beurre, l’invité accepta la proposition, à la condition cependant de toucher lui-même un certain pourcentage sur les bénéfices réalisés. L’arrangement fut vite conclu entre les deux hommes, et, c’est avec le sourire aux lèvres que monsieur K. remonta dans sa carriole pour rentrer chez lui en suivant les indications du GPS (Guide Personnel du Seigneur) prêté par le prince.

En arrivant chez lui, il expliqua à sa fille qu’il avait été retenu par un monstre qui n’avait accepté de lui laisser la vie sauve qu’en échange de la main d’une de ses filles. Il la supplia donc de bien vouloir accepter, sans quoi il serait victime de cette bête immonde.

Prise de pitié, la jeune femme accepta de le suivre au château mais, voyant son futur époux, refusa catégoriquement de l’épouser. Elle consentit cependant à s’installer au château lorsqu’elle découvrit la salle vidéo attenante à sa chambre, avec téléviseur 3D plasma 51’’, abonnement au câble et au satellite, connexion illimitée à Internet. Malgré cette petite entorse à leur contrat, les deux hommes commencèrent aussitôt leur petite entreprise en espérant qu’elle ne connaitrait pas la crise.

Pendant plusieurs mois, rien ne vint contrecarrer cette entente qui fonctionnait à merveille, car chacun y trouvait son compte : le prince s’enrichissait sans se fatiguer, monsieur K. se refaisait tout doucement mais sûrement une petite tirelire, la jeune femme pouvait désormais regarder la TV autant qu’elle le voulait et faire, de temps en temps pour se dégourdir les membres, un peu de ménage dans le vaste château. Bref tout roulait pour le mieux… Jusqu’au jour où la demoiselle, voulant passer un coup d’aspirateur dans un lieu nouveau, se rendit dans l’aile gauche du château et entendit une conversation entre les deux hommes. Comprenant qu’elle avait été trompée, sacrifiée sur l’autel de la finance et du profit, elle sombra dans une folie désespérée et courut se réfugier au sommet de la plus haute tour. Le prince la rejoignit pour tenter de lui faire entendre raison mais ses paroles furent sans effet, bien au contraire, puisqu’elle bascula dans le vide. Son père, choqué par ce que le prince présenta comme un suicide, mit un terme au contrat qui les unissait et quitta précipitamment les lieux. Dans sa hâte, il oublia même de récupérer sa vieille carriole qui resta dans la cour du château, lui donnant désormais son nom : « Le château de Barbe Bleue ».



Seulement voilà. Toutes ces morts brutales, ces mystérieuses disparitions autour du prince finirent par inquiéter la population. Et certains n’hésitaient pas à le désigner comme responsable, sans pouvoir cependant en donner la preuve.



Malgré cela, un beau jour de printemps, deux jeunes filles se présentèrent au château, racontant qu’elles étaient envoyées par leur mère qui avait perdu toute sa fortune dans de mauvais placements, pour proposer au prince d’épouser l’une d’entre elles. Celui-ci, se souvenant de ses multiples expériences passées, commença par refuser. Puis, pesant le pour et le contre, il se dit qu’une jeune femme pour veiller sur ses vieux jours serait peut-être moins onéreuse qu’une infirmière à domicile. Il finit donc par accepter et choisit celle qui lui semblait la plus jeune et malléable, heu pardon ! … la plus avenante et la plus sincère. La demoiselle s’empressa donc d’envoyer un carton d’invitation à sa mère et ses deux frères, pour les convier à la noce.

En attendant, elle et sa sœur restèrent au château, pour faire plus ample connaissance avec le futur époux. Celui-ci leur fit faire le tour de son domaine et la visite de sa demeure, de la cave jusqu’au grenier. Il leur expliqua qu’elles pouvaient aller et venir à leur guise, excepté dans une pièce attenante à sa chambre personnelle et qui était en quelque sorte son jardin secret. Les jeunes femmes ne dirent rien, ne posèrent même aucune question concernant cette salle mystérieuse.



Le jour de la noce approchait, et l’arrivée de la famille était imminente. La jeune fille, qui tenait à faire les choses dans la tradition, expliqua à son fiancé qu’ils devaient tous deux enterrer leurs vies de jeune gens avec leurs amis respectifs et le convainquit de s’éloigner deux jours du château.

Bien évidemment, elle et sa sœur avaient une idée derrière la tête. Dès que le prince se fut éloigné de sa demeure, et lorsqu’elles furent sûres et certaines qu’il était assez loin, elles fouillèrent l’édifice de fond en comble. Les serviteurs, effarés mais n’osant rien dire à la future maîtresse de maison, assistaient impuissant à ce branle-bas de combat, au cours desquels les deux sœurs, les mains protégées par des gants de plastiques, mettaient toute la maison sens dessus-dessous. Mais elles eurent beau fouiller et refouiller partout, elles ne trouvèrent pas ce qu’elles cherchaient. Il ne leur restait plus qu’une seule pièce à explorer, celle qui était interdite. Elles se présentèrent devant la porte, bien sûr fermé à clef. Elles réussirent à forcer la serrure grâce à une épingle à cheveux, et entrèrent enfin dans cette mystérieuse salle, dans laquelle elles mirent enfin la main sur ce qu’elles voulaient. Elles placèrent les documents et pièces à conviction sous scellés, et ressortirent prudemment de la chambre des secrets.

Le lendemain, lorsque le prince revint, il découvrit immédiatement que la pièce avait été profanée. Il convoqua les jeunes femmes pour leur demander des comptes. La plus jeune répondit courageusement à cette injonction, non sans avoir transmis un message de détresse codé à son aînée : « An ! ma seuran, ne vois-tu rien venir. Je répète, An ! ma seuran ne vois-tu rien venir ».

Du haut de la tour d’où elle profitait de l’énergie solaire, la demoiselle était en train d’envoyer un SMS (Super Message de Sauvetage) à l’aide de son miroir Blackberry dernière génération. Quelques instants plus tard, elle aperçut avec soulagement un gyrophare galopant à vive allure. Elle descendit les marches quatre à quatre, répondant à sa cadette par un autre message codé : « Je ne vois que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie… ». A peine avait-elle fini sa phrase que, dans un crissement de roues, le véhicule s’immobilisa dans la cour. Starsky et Hutch, se présentant comme les frères des demoiselles en descendirent précipitamment, ainsi qu’une femme aux cheveux flamboyants, portant fièrement les insignes de commissaire. Ils intervinrent juste à temps pour sauver la jeune fille et passèrent les menottes aux poignets du prince qui n’en revenait pas de s’être fait pincer.



S’approchant de lui, madame la commissaire lui demanda alors s’il ne la reconnaissait pas. Le filou, interloqué, répondit par la négative. La jeune femme lui expliqua alors qu’elle n’était autre que Julie L., la petite fille au capuchon rouge qu’il avait sauvée quelques années auparavant des griffes du loup. Emerveillée par la bravoure de son sauveur, elle avait alors décidé de venir elle aussi en aide à ceux qui en avaient besoin. C’est ce qui l’avait amenée à devenir inspecteur puis commissaire de police. Ce n’est que récemment qu’elle avait fait le rapprochement entre sa propre histoire et les mystérieuses disparitions de princesses. Elle et son équipe avait alors monté cette histoire pour tendre un piège au prince et enquêter sur lui en s’infiltrant incognito dans sa demeure. Et c’est ainsi qu’elles avaient découvert, dans la pièce secrète, des preuves accablantes contre lui.



Après 72 heures de garde à vue, le prince finit par passer aux aveux. Il fut jugé par un Tribunal d’Assise qui se montra ferme et sans indulgence, et fut condamné à la prison à perpétuité pour homicides volontaires et/ou involontaires. Sa fortune fut remise à sa seule épouse encore vivante : la petite orpheline de Barcelone.



C’est au cours de ses longues années de captivité qu’il entreprit de rédiger ses mémoires et, parce-qu’on ne se refait pas, il les vendit quelques années plus tard contre une poignée de billets qui lui permirent d’acheter sa tranquillité auprès des gardiens et de bénéficier d’une cellule personnelle. Les acheteurs étaient des compagnons de cellule incarcérés pour de menus larcins, répondant au nom de Perrault, Grimm et Andersen.

L’histoire fit le reste…

Myriam