Destination : 214 , Une lettre sinon rien


La lettre perdue

Je suis la lettre perdue, oubliée, enfouie au fond des âges ;

La septième voyelle d’un alphabet primal.



Dès le commencement, j’étais là, j’étais moi, j’étais universelle. J’étais la voix des sages et l’œil de la raison, l’alpha et l’oméga, le fini et l’infini. Je portais en moi tout ce qui était advenu et tout ce qui pouvait advenir. J’étais alors si forte, si importante : j’étais le début et la fin, la naissance et la mort de ces milliards d’étoiles vibrantes entre les hommes. Mon aura était telle, je ne pouvais que faire des envieuses… Je ne m’en rendais pas compte.



D’abord nous avons été des intonations. Faibles murmures, grognements rauques, cris stridents... Puis, peu à peu, vinrent les sons articulés, associés, entremêlés pour donner naissance à la plus belle des musiques : la parole. Ce fut notre âge d’or, l’époque des grandes inventions, des grandes découvertes. J’étais euphorique, enivrée par cette effervescence, cette créativité, cette imagination que je contribuais à alimenter dans un tourbillon de notes éclatantes.



Et puis…



Lorsque les hommes voulurent nous représenter, ils se trouvèrent démunis pour me symboliser. Comment tracer le signe pour signifier l’immense ? Quel tracé, quel chemin, quelle inflexion pouvait y parvenir ? Cela fut impossible… Je fus délaissée, écartée de la voie des Écritures et ma voix commença de s’effacer. Bientôt vinrent les ténèbres. Je n’étais plus qu’une ombre… Alors mes sœurs, voyant ma faiblesse, se jetèrent sur moi pour me dépecer :



A s’empara de mon Agilité, mon Apaisement, mon Ardeur

E pris mon Énergie, mon Équilibre, mon Éloquence

I m’arracha mon Intelligence, mon Indépendance, mon Idéalisme, mon Inventivité

O, mon Objectivité, mon Ouverture, mon Optimiste et mon Opiniâtreté

U se contenta, en fausse modeste, de mon Utilité et de mon Universalité.



Seule Y, la plus jeune, me resta fidèle. Prenant entre ses mains ce qu’il restait de moi, elle leva les bras au ciel pour permettre à mon âme de s’envoler au plus haut, loin au-dessus du fracas du monde qui, depuis ma disparition, ne sait plus tourner rond…



Je suis la lettre perdue, oubliée, enfouie au fond des âges ;

La septième voyelle d’un alphabet bancal.

Myriam