Destination : 20 , Sens interdit(s)


Coeur de Pierre

Elle était belle, très belle. Si belle que les hommes se pressaient par dizaines pour la rencontrer, espérant être celui qui la ferait chavirer… Elle était également riche, très riche. Si riche que les plus démunis étaient encore plus nombreux à l’approcher pour lui demander la charité…



Ce que tous ignoraient, c’est qu’elle n’avait pas de cœur. Sous sa poitrine, ne battait qu’un organe froid et mécanique, dénué de toute aptitude sentimentale. Elle était sans cœur, au sens propre comme au sens figuré. Et donc parfaitement incapable d’éprouver des élans d’amour ou de compassion.

Cependant, elle n’était pas méchante. La méchanceté, la jalousie, la colère, la haine même, nécessitent les mêmes battements du cœur, les mêmes palpitations, accélérations, échauffements qui agitent les êtres, du ventre jusqu’au cœur que l’amour et la passion. L’un et l’autre lui étaient donc également inaccessibles…



Elle n’était animée que d’une froide intelligence, infaillible et supérieure parce que protégée des faiblesses du cœur. Mais cette intelligence, aussi étonnante soit-elle, ne parvenait pas à la sortir de l’ennui morbide dans lequel son insensibilité organique la condamnait à errer. Parfois, rarement, l’un ou l’autre de ses visiteurs parvenait à dissiper un instant ce brouillard dans lequel elle se perdait.



Mais, peu à peu, ne parvenant pas à réchauffer son cœur, les visiteurs se raréfièrent. Les prétendants se tournèrent vers d’autres prétendantes, moins belles mais plus sensibles et les pauvres diables s’en allèrent quémander ailleurs de quoi assurer leur subsistance.



Elle se retrouva donc seule. Belle, riche, intelligente mais terriblement seule.

Son ennui devint un gouffre profond dans lequel elle se débattait jour et nuit. Elle se sentit basculer dans le vide vertigineux de son existence. Pour essayer d’y échapper, elle décida d’occuper ses pensées. Elle se lança, à corps perdu - pour ne pas dire à cœur perdu - dans une quête aussi désespérée que le vide de son ventre. Elle parcourut le monde, cherchant quelque part quelque chose pour accrocher son regard, une idée à laquelle arrimer ses pensées. Rien. Elle décida alors de se laisser emporter par la vague silencieuse.



Elle s’allongea sur le sol, le corps recroquevillé, blottie contre la terre. Elle posa sa joue sur un tapis de mousse et ferma les yeux. Elle perdit tout repère spatial et temporel, ne distinguant même plus, derrière ses paupières hermétiques, le jour de la nuit. L’hiver la recouvrit d’un manteau de neige qui ne réussit même pas à atteindre son cœur déjà glacé. Le printemps revint et la sève remonta des profondeurs de la terre pour sortir les végétaux de leur sommeil. La nature s’éveillait, portée d’un élan de vie qui se répandit, tel un torrent d’eau fraiche, dans chaque être vivant, du petit brin d’herbe à l’arbre majestueux et de la frêle libellule au robuste cerf des forêts.



Ce furent leurs voix qui la sortirent de sa torpeur… Elle crut d’abord qu’elle rêvait et voulut prolonger le songe de cette présence auprès d’elle… Les voix se multiplièrent, s’entremêlèrent, se superposèrent pour finalement se fondre en une seule et unique, qui semblait monter des entrailles du sol. Elle se laissa d’abord bercer par cette voix qui petit à petit, sans qu’elle s’en rende compte, pénétra son esprit. Alors, le sens des paroles qu’elle entendait devint limpide et elle écouta attentivement l’histoire qui lui était contée. C’était celle de la Terre, de la vie, de la place de chaque être vivant et de la façon dont chacun d’entre eux est lié aux autres pour former un même tout.



Combien de temps cela dura-t-il ? Une heure, un jour, une semaine, un an ? Nul ne le sait car, lorsque des voyageurs la découvrirent, son corps rigide et froid était devenu dans la mort tel que son cœur avait été tout au long de sa vie : de pierre.

Myriam