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A mon père

« Ça ressemble à la Toscane* douce et belle de Vinci,

Les sages et beaux paysages font les hommes sages aussi »

Goldman.



A MON PERE



Assis sur une pierre à l’entrée de la vieille étable, son regard est baissé vers le sol. Ses pensées l’entraînent je ne sais où, mais je devine la tristesse et le désarroi qui, ce soir, emplissent son cœur.

Faisant signe à mes sœurs de me suivre, nous sortons de la maison pour le rejoindre…



« - Papa … Papa ? … ça va ?

- Oui, oui, … ça va les filles, … ne vous en faîtes pas…

- C’est que … ça fait une heure que t’es planté là, tout seul, depuis que Valentin est parti avec la moissonneuse…

- C’est rien … c’est un peu dur, voilà, c’est tout… c’était ma dernière récolte aujourd’hui… mes dernières moissons… dans quelques mois je serai à la retraite et ça me fait drôle de me dire que je ne travaillerai plus cette terre que je nourris depuis 35 ans de ma sueur et de mon sang, comme mon père, son père, et le père de son père avant moi… »



Nous nous installons silencieusement autour de lui, à même le sol de terre et de pierres crayeuses, attentives aux paroles qui vont être dites, et conscientes que cet instant ne se reproduira pas…



« Vous voyez, les filles, cette pierre où je suis assis, là, et bien, d’aussi loin que je me souvienne, j’y revois mon propre grand-père, qui s’y asseyait ainsi chaque soir avant de rentrer souper… quelle que soit la saison, quel que soit le temps : il prenait quelques minutes en sortant de l’étable, après avoir pansé les bêtes, pour réfléchir… à quoi ? Je n’en ai aucune idée… j’étais petit alors, je n’ai jamais eu l’idée de le lui demander…

Plus tard c’est mon père, Ulysse, votre grand-père, que j’ai vu faire de même quand il revenait de ses promenades… vous vous souvenez de lui, n’est-ce pas, les filles ? …

Je ne sais pas pourquoi, j’imagine que sur cette pierre, ce sont tous mes ancêtres qui sont venus s’y reposer, une fois leur dure journée de paysan terminée… parce-que nous sommes des paysans, les filles, hein, ne l’oubliez jamais ! … pas ce qu’on appelle aujourd’hui pompeusement des « exploitants agricoles », comme s’il fallait avoir honte de ce mot … « paysan », ce sont les hommes et les âmes du pays, sans eux, sans nous…

Tenez, venez, suivez-moi… »



Il se lève prestement, et nous amène dans l’ancienne étable :

« Voilà bien longtemps que les vaches et les veaux ont déserté cet endroit… j’ai arrêté l’élevage, comme beaucoup d’autres dans le coin, au milieu des années soixante-dix. Pourtant, je les aimais ces bêtes ! Pensez-donc, j’avais grandi au milieu des troupeaux … regardez … »



Sortant par la petite porte de derrière, nous nous retrouvons devant un vaste espace vert longeant un champ de blé fraichement moissonné.

« Ce champ-là, juste devant nous, quand j’étais enfant, c’était un pré dans lequel les vaches venaient paître dès les premiers jours de printemps… et le soir en rentrant de l’école, je venais les garder pour que maman puisse rentrer s’occuper des volailles et du repas… c’est moi qui, à 15 ans, ait installé la première clôture pour nous soulager de cette corvée… «

Longeant l’étable, nous entrons dans une grange attenante, dont la fraicheur nous fait frissonner, par contraste avec la chaleur estivale de cette belle soirée de juillet…

« Ici, c’était le chai… c’est là qu’on fabriquait le vin et avant cela, avant qu’une loi ne nous l’interdise, nous faisions notre propre Armagnac… tout à l’heure, après souper, nous gouterons ensemble l’une des dernières bouteilles qui restent… un raisin vendangé en 1946, distillé au printemps de l’année suivante et placé en vieillissement pendant trois ans : mis en bouteille l’année de ma naissance… vous goûterez, et vous verrez que ce n’est pas un de ces vulgaires « arrache-gueule » comme ceux qu’on vend aux touristes dans les magasins ! Vous serez surprise par sa douceur, sa chaleur et son parfum… c’est ça notre pays, notre terre : douceur et caractère étroitement mêlés… n’oubliez pas que le Gers est le cœur même de la Gascogne ! »



Sortant du chai, nous descendons à sa suite, suivant ce que nous avons toujours appelé le « chemin des vignes », bien qu’elles aient aujourd’hui complètement disparues du paysage !

« Et là, combien d’étés avons-nous passé dans ces champs, pour ramasser et mettre en plateau les melons ? Chaque jour, suivre les rangs un par un, remplir le seau puis le vider … ensuite c’était votre travail : nettoyer les fruits trop sales et les disposer de façon harmonieuse dans le plateau…mais la récompense, en rentrant, c’était de pouvoir choisir le meilleur, celui dont nous savions à coup sur qu’il serait excellent : ferme et croquant, lentement sucré par le soleil et la chaleur …

Il y avait les champs d’ail aussi : pour se casser le dos, il n’y a pas mieux comme travail ! L’après-midi, votre mère s’amusait à choisir les plus beaux pour les façonner en tresses… ainsi présenté, il sèche moins vite et tient plus longtemps … »



Nous marchons à sa suite, sans oser parler ni interrompre cette promenade unique… le chemin monte sur quelques centaines de mètres et, pendant une dizaine de minutes, seuls les bruits des grillons et des oiseaux dans les buissons troublent le silence de la campagne.

Nous arrivons enfin au sommet de la colline, dominant un paysage vallonné et coloré : l’or des tournesols, le rouge des colzas, les verts des prés et pâturages se relaient jusqu’à l’horizon.



« Regardez les filles … regardez, là-bas au loin, on aperçoit les Pyrénées … vous vous rappelez de ce que cela signifie ? Cela veut dire qu’il va bientôt pleuvoir, d’ici quelques jours… Par contre, si, en se tournant vers l’ouest, vous apercevez le soleil qui se couche dans l’Atlantique en rougeoyant, c’est que demain il fera beau…

Maintenant, retournez-vous, regardez derrière-nous, vers la maison… ces champs là, là et là : voilà à quoi se résumait la propriété quand je suis arrivé… Aujourd’hui, à force de travail et de persévérance, j’en ai triplé la surface et je laisse à ceux qui prennent ma suite une terre riche et prospère…

Oui, c’est vrai, ce soir je suis un peu triste à l’idée que mon tour est passé … mais au fond je suis heureux : chacune, à votre manière, vous continuez mon œuvre… »



« … Allez, venez, rentrons maintenant. Le repas est surement prêt et votre mère doit s’impatienter ; pour une fois que vous êtes là toutes les trois, elle a du nous sortir le grand jeu : foie gras et confit de canard !

En plus, il va faire bientôt nuit, et vous savez qu’ici, c’est vraiment la nuit : pas d’éclairage pour nous empêcher de voir les étoiles ! »





*certains auteurs se plaisent à comparer les paysages du Gers à ceux de Toscane.

Myriam