Destination : 69 , Quatre murs et un toit*


Un petit bol de rien du tout

Elizelda se lève tôt, comme tous les matins. Son petit studio, non loin du centre de Thessalonique, ne lui permet guère d’apercevoir la mer mais elle sent sa présence en ouvrant la fenêtre : l’air frais et parfumé qui entre dans sa chambre ne la trompe pas. Après un rapide petit-déjeuner, elle se dirige vers l’atelier où l’attend sa patronne, une femme peu aimable, mais juste. Et c’est tout ce dont Eliza a besoin.

Elle retrouve là-bas d’autres filles comme elle, qui vienne là pendant quelques semaines, quelques mois, pour gagner un peu d’argent ou échapper à une situation compliquée. Aucune n’est restée aussi longtemps qu’Eliza. Elle pensait pourtant que ce n’était que temporaire, et voilà cinq ans que le temporaire s’est installé.

Dans l’atelier, chacune a son rôle : certaines façonnent les céramiques, d’autres les cuisent, les dernières, enfin, les peignent à la main. Eliza appartient à cette troisième catégorie. Pendant ses années d’études à l’école des Beaux-Arts, Athènes d’abord puis Paris, elle n’avait pas envisagé un instant devenir autre chose qu’une grande artiste.

Et puis voilà. La vie n’est pas toujours juste.

Elle avait trouvé ce job après s’être enfuie de Paris, un soir d’automne, sous une froide pluie à la française. Il y avait quelque chose de rassurant pour elle à répéter les mêmes gestes, à reproduire les mêmes motifs, sur les mêmes céramiques destinées aux touristes.

Aujourd’hui, c’est la journée des bols. D’ici ce soir, elle en aura peint près d’une cinquantaine, tous identiques. Tous ? Eliza lève un sourcil étonné : celui qu’elle tient dans sa main, est plus léger que les autres… la différence est subtile mais l’habitude de les manipuler ne la trompe pas. Ce bol est légèrement, très légèrement plus petit que les autres, même si cela ne se voit pas à l’œil nu. Prise d’une affection soudaine pour lui, Eliza ne dit rien et s’applique à le peindre consciencieusement, veillant simplement à réduire imperceptiblement la taille des motifs pour qu’ils s’adaptent parfaitement aux dimensions du bol. Puis elle le place délicatement avec ses camarades, dans un papier bulle pour le protéger des chocs jusqu’à sa destination prochaine.

***

C’est la première fois qu’ils partent en vacances, depuis le temps qu’elle attendait cela. Prendre l’avion, se retrouver tous les deux dans une île paradisiaque au milieu de la Méditerranée ! C’est le hasard qui les a emmenés en Crète… le hasard, ou la chance peut-être.

Au départ, ils avaient choisi les îles Baléares mais, alors qu’ils étaient à l’agence en train d’organiser leur séjour, il s’était passé quelque chose d’incroyable : la collègue de leur conseillère était entrée en trombe dans le bureau où ils se trouvaient et leur avait demandé tout de go s’ils seraient intéressés par un voyage en Crête. Un couple venait d’annuler sa participation mais tout avait déjà été réservé, impossible d’annuler !

Quinze jours, au lieu de la semaine qu’ils avaient prévu de s’offrir, tous frais compris avec logements dans les meilleurs hôtels de l’île, et un programme de visite plus que fantastique. Le tout pour la moitié du coût initial, grâce à un très généreux geste commercial de l’agence, et pour une somme qui se trouvait même légèrement en-dessous de leur budget. Ils s’étaient regardé mais n’avaient pas hésité longtemps ! C’était noël en septembre !

Et ils ne regrettaient absolument pas ce coup du destin car, vraiment, cette île était merveilleuse ! C’est vrai qu’ils n’avaient pas les moyens de comparer avec d’autres destinations, puisque c’était la première et peut-être la dernière qu’ils pourraient s’offrir, au vu de leurs maigres revenus… Mais quand ils s’étaient mariés, ils s’étaient fait cette promesse, qu’un jour, ils partiraient tous les deux faire un beau voyage. La vie avait passé, les enfants étaient nés, avaient grandi, avaient fait des études, s’étaient installés. Et voilà qu’à l’aube de leur retraite, une prime imprévue leur avait permis de pouvoir enfin, réaliser leur rêve !

Ils étaient littéralement tombés sous le charme de Réthymnon, de son port, de ses ruelles étroites et colorées, de son phare, de son ancienne citadelle… et c’est là, flânant dans les petites boutiques du port, qu’elle cherchait les souvenirs qu’elle pourrait ramener avec elle. Une bouteille de Raki pour ses deux fils, des babioles colorées pour ses petits-enfants. Mais pour sa belle-fille, que prendre ? Elle ne s’entendait pas très bien avec celle-ci. Enfin, il n’y avait pas d’animosité entre elles, plutôt une espèce de distance froide, une incompréhension mutuelle qui générait de la méfiance. Avec un soupir, elle choisit un petit bol, en se disant qu’il serait toujours utile pour quelque chose et, qu’en plus, il était très joli.

Il était écrit qu’il avait été peint à la main, cela la fit sourire. Elle savait bien que, souvent, il ne s’agissait que d’un attrape-touriste mais qu’importe si, une fois dans sa vie, elle était une touriste attrapée ? Et puis, ce petit bol turquoise avec des motifs d’encre noir était vraiment très joli… Comme elle le prit sans hésiter entre l’un ou l’autre, elle ne put pas remarquer qu’il était légèrement plus léger. Et quand bien même elle en aurait tenu plusieurs dans la main, elle n’aurait certainement pas perçu la différence…

***

Sur le vide-grenier de la place du village, j’avance parmi les étalages. J’aime bien chiner le dimanche, mais les brocantes m’attirent peu. Ces rangées d’antiquaires ou de brocanteurs me laissent toujours une impression de méfiance, la peur de me faire avoir. Je préfère les vide-greniers, cette ambiance à la bonne franquette, ces bazars hétéroclites où se cachent, parfois, quelques bonnes affaires… Comme cette robe de marque, quasiment neuve, parfaitement à ma taille, achetée pour seulement vingt €uros ! Mais bon, cela n’arrive pas souvent et, la plupart de temps, je reviens avec un ou deux bouquins, ou une babiole, ou même rien du tout.

Je viens ici pour me changer les idées, sortir de la maison où je suis enfermée toute la semaine pour mon travail, voir du monde et discuter avec des adultes. Je suis assistante maternelle à domicile alors, la plupart du temps, je ne parle qu’avec des enfants. Sauf le jeudi, quand je vais au relais, et que je retrouve des collègues et l’animatrice. J’aime mon métier, je n’en changerai pour rien au monde mais c’est vrai que cet isolement peut être pesant.

J’aperçois ma copine Lise au bout de l’allée : elle aussi, elle aime bien faire les vide-greniers et, sans se concerter, on est toujours quasiment sûre de s’y retrouver. On chine ensemble et puis on finit toujours par aller boire un verre, variable selon l’heure ou la saison : un kyr s’il est l’heure de l’apéro, un chocolat chaud si c’est un après-midi d’hiver, une bière si on est une soirée d’été…

Elle m’aperçoit tandis que je me dirige vers elle et me fait de grands signes. Quand j’arrive à sa hauteur, elle me désigne avec une grande excitation une tasse aux motifs de coquillages et crustacés qui la font pâmer d’extase ! Il faut vous dire qu’elle collectionne les pièces et objets qui rappellent l’univers marin, depuis une marinière en coton jusqu’à une corde en forme de nœud marin. Et cette tasse, unique il faut bien l’avouer, viendra parfaitement compléter sa collection de 248 pièces originales !

Je la laisse négocier le prix avec le vendeur et regarde distraitement l’étalage de mon côté. Soudain, un éclat bleuté attire mon attention. Il s’agit d’un joli petit bol turquoise avec des motifs en reliefs et des peintures noires. Je ne sais rien de son histoire, de son origine et de comment il a atterri à cet endroit. A vrai dire, je m’en moque ! Il entre exactement dans le panel de ma couleur favorite et, vu son prix dérisoire, je décide immédiatement d’en faire l’acquisition : je ne sais pas encore quelle sera son utilité, mais il sera parfait, je n’en doute pas !

Myriam