Destination : 40 , Les enfants du capitaine Verne


L'Etoile du Sud*

« … Et il la vit dans le bassin. Jusqu’au nombril, elle avait l’apparence d’une femme, et elle peignait ses cheveux ; à partir du nombril, elle avait une énorme queue de serpent, grosse comme un tonneau pour mettre des harengs, terriblement longue, avec laquelle elle battait l’eau qu’elle faisait gicler jusqu’à la voute de la salle … »

Extrait du « Roman de Mélusine » de Jean d’Arras - 1393



Quelques siècles plus tard, dans un petit château gascon bâti sur les contreforts pyrénéens, vivait Aimeric, seigneur d’Engalin. Après une jeunesse insouciante passée auprès du Comte de Toulouse, il était revenu vivre sur ses terres à la mort de ses parents. Le jeune homme se retrouva seul pour s’occuper des biens familiaux, ayant de surcroit la charge d’une jeune sœur, prénommée Aélis. De cette dernière, Aimeric ne savait rien : elle n’était qu’une enfant quand il était parti se placer sous l’étendard de la croix Occitane. Il découvrit en rentrant une jeune fille de seize ans, assurément belle mais dotée d’un caractère à faire frémir les plus hardis soldats, ainsi que d’une intelligence fine et clairvoyante. Il éprouvait à l’égard de sa cadette une grande tendresse et un franc respect, que les derniers vœux de sa mère n’avaient fait qu’accroître en lui faisant promettre de veiller sur Aélis et de toujours écouter ses conseils avisés.



Un soir d’hiver, alors qu’Aimeric, parti chasser le matin même était absent pour plusieurs jours, une frêle charrette arriva au château, à peine protégée du mauvais temps par une bâche usée jusqu’à la corde. Tiré par un cheval efflanqué, l’équipage était conduit par un vieil homme épuisé de fatigue et de froid qui succomba dans la nuit à une violente fièvre. A l’arrière, emmitouflée dans une robuste couverture de laine, se trouvait une jeune femme grelottante. Aélis la fit conduire dans sa chambre et ordonna qu’on lui apporte un grand baquet d’eau chaude.

Aidant la jeune femme à se dévêtir, elle la fit entrer dans le bain fumant qu’elle avait préalablement parfumé avec des herbes stimulantes et revigorantes dont elle avait la connaissance. C’est ainsi qu’elle aperçu, sur l’épaule gauche de son invitée, une marque de naissance qui la troubla profondément : « Filha lumenosa ! » ne put-elle s’empêcher de penser. Après quelques minutes, l’inconnue cessa de trembler et, lorsqu’elle fut complètement réchauffée, elle sortit de l’eau et revêtit les vêtements que lui tendait son hôte. S’adressant à la jeune châtelaine avec un accent qui ne laissait aucun doute sur ses origines lointaines, elle commença par la remercier de son accueil et de ses soins avant de se présenter sous le prénom d’Emma. Après lui avoir servi un repas léger, Aélis invita la jeune étrangère à se reposer, réfrénant son envie de la questionner plus avant.



Au cours des jours qui suivirent, les deux jeunes femmes apprirent à se connaître. Peu à peu, Emma se laissa apprivoiser par le sourire chaleureux d’Aélis et lui confia son histoire. Elle était née en Italie, issue d’une famille fortunée qui possédait un petit domaine agricole non loin de Florence, dans lequel ils cultivaient l’olivier pour en extraire l’or liquide. Emma était la dernière d’une fratrie de cinq enfants, unique fille adorée de son père. Mais, depuis son plus jeune âge, elle était en proie à des crises épouvantables, au cours desquelles son corps s’agitait violemment tandis que son esprit était envahi de visions terrifiantes. Personne jusqu’à ce jour n’avait pu les faire disparaitre, ni même en comprendre l’origine et, après avoir épuisé tous les médecins et savants, ses parents désespérés s’étaient tournés vers l’autorité religieuse de Rome. Le verdict fut sans appel : Emma était possédée par le diable et devait donc être brûlée comme sorcière. Mais son père, refusant cette sentence, organisa secrètement l’évasion de sa fille avec la complicité d’un fidèle serviteur. Leur fuite dura plusieurs mois, jusqu’à leur arrivée dans ce château.

Aélis n’osa pas, malgré la curiosité qui la tenaillait, demander quel était le contenu de ces visions. Elle invita cependant Emma à rester chez eux jusqu’à la fin de l’hiver et attendre le retour des beaux jours pour décider de son avenir.



Après une semaine d’absence, Aimeric revint au château, la besace chargée de gibier, promesse de repas abondants. Après avoir entendu sa cadette lui conter l’histoire d’Emma, il vint se présenter à la belle étrangère, l’assurant de sa protection et de sa confiance dans le jugement de sa sœur. Bien que baptisé et de foi chrétienne, Aimeric avait grandi comme tous les enfants du pays dans cette terre de légendes, peuplée de personnages mystérieux. Il n’accordait donc pas grand intérêt aux croyances plus ou moins superstitieuses de certains représentants religieux, qu’il associait généralement à l’ignorance de ceux qui les colportaient. Et puis, son regard avait immédiatement apprécié la beauté de la jeune femme, qu’il surnomma bientôt la « Bella Dona ». Mais, par respect pour celle qui était l’invité de sa sœur, il ne chercha jamais à la séduire. Et c’est là tout le paradoxe de l’amour : alors que ses conquêtes féminines se comptaient par dizaines, Aymeric tomba amoureux de la seule femme qu’il s’interdisait de posséder.



Emma resta plusieurs semaines au château sans qu’aucune crise ne se produise et elle se prenait à espérer que ce n’était qu’un mauvais souvenir. Mais, une crise d’une rare violence survint brutalement et elle s’effondra sur le sol, le corps secoué de tremblements. Aimeric la transporta dans la chambre d’Aélis qui, aussitôt, lui administra une préparation puissante, dont les vertus sédatives eurent pour effet de calmer son agitation, et de plonger la jeune femme dans un profond sommeil, proche de l’inconscience, qui dura tout le jour.

Aélis veilla auprès de la jeune femme et à son réveil, elle insista pour connaître enfin le contenu de ses visions. Emma céda à la demande de son amie et lui expliqua qu’il s’agissait toujours de la même scène, dans laquelle elle voyait une femme nue se baigner avec des serpents qui nageaient autour d’elle, tandis qu’elle semblait leur parler. Puis un homme survenait, et c’est à ce moment-là qu’Emma ressentait une violente angoisse, qui se changeait en terreur lorsque la femme s’apercevait de la présence de l’homme. Puis les images se brouillaient, tandis que les cris des deux personnages résonnaient dans sa tête et qu’une voix douce et féminine lui disait de chercher l’Etoile du Sud.



Aélis écouta le récit de son amie sans dire un mot. Emma se mit à sangloter, persuadée que la jeune femme était maintenant convaincue de sa possession diabolique. Elle implora sa pitié, l’assurant qu’elle partirait au plus tôt. Aélys lui coupa la parole d’un ton sec en lui ordonnant de se reposer et sorti de la chambre, sans se rendre compte qu’elle laissait son amie dans le plus sombre désespoir, tant elle était préoccupée par ses pensées.

Elle demanda à son frère ce qu’il pensait de la crise survenu à Emma, s’il voyait-là une quelconque présence démoniaque. Aimeric lui répondit qu’il avait depuis longtemps compris que, bien souvent, ce que l’homme attribuait au diable n’était que le fruit de son ignorance. Puis, en éclatant de rire il ajouta qu’il craignait plus la colère de sa sœur que celle des démons.

Aélis sourit en entendant ces propos et lui dit qu’elle avait le moyen de soigner, peut-être même de guérir Emma, même si elle ne pouvait rien lui dévoiler. Elle lui dit également qu’elle n’était pas aveugle et qu’elle connaissait les sentiments que son frère éprouvait pour leur invitée. Loin de lui en vouloir, elle l’encourageait même à faire sa cour à la jeune femme pour qu’elle puisse rester entre ces murs protecteurs que le destin n’avait pas placés par hasard sur sa route.



Le lendemain, elle se rendit au chevet d’Emma pour lui raconter une très ancienne histoire selon laquelle, plusieurs siècles auparavant, une femme-prêtresse venue de Bretagne s’était réfugiée dans les marais du Poitou. Elle avait rencontré un seigneur chrétien qui était tombé amoureux d’elle et lui avait demandé de l’épouser. Elle avait accepté, à la condition qu’il lui laisse une journée par semaine, sans jamais chercher à savoir ce qu’elle faisait pendant ces quelques heures qui lui permettait secrètement de continuer à perpétuer ses traditions.

Leur union fut particulièrement heureuse. Ils eurent un garçon puis deux filles et enfin, celle que certains surnommaient la Dame de Lumière tant elle était douce et généreuse, donna naissance à deux enfants nés-ensemble, un garçon et une fille.

Quelques mois plus tard, le frère aîné de son époux, fervent adepte de la nouvelle religion, vint leur rendre visite. Soupçonnant un adultère, il décida de suivre la Dame dans le marais. Or, afin de pouvoir procéder à ses rites, elle devait au préalable se purifier et elle se baignait donc dans la rivière en récitant des incantations, au milieu des serpents qui peuplaient le marécage et qui nageaient autour d’elle sans crainte. Saisit par cette vision qui ne pouvait être que diabolique, le religieux réussit à convaincre son frère que son épouse était une fidèle de Satan et lui ordonna de la chasser de chez lui, ainsi que toute sa descendance femelle.

La Dame de Lumière partit donc avec ses deux filles aînées, et, ne pouvant emmener la plus jeune, elle fît promettre à son mari de veiller sur elle. Mais celui-ci, terrorisé par les menaces de châtiment de son frère, préféra l’abandonner auprès d’une riche famille romaine qui ne pouvait avoir d’enfant. Lorsqu’elle apprit cela, la Dame de Lumière partit à la recherche de sa fille mais sans succès. Et, après plusieurs années d’errance, elle finit par s’établir avec ses deux aînées au plus profond de la province romaine d’Aquitaine, dans cette région sauvage et isolée protégée par les massifs pyrénéens. La cadette, préférant éviter la compagnie des hommes, resta auprès de leur mère jusqu’à son dernier jour, et termina elle-même sa vie en ermite, isolée dans une cabane construite dans les bois. L’aîné par contre épousa un jeune homme des environs, et ils s’installèrent non loin des deux femmes.



Les années et les siècles passèrent, au cours desquels bien des choses furent dites sur cette histoire : la dame de lumière devint la dame aux serpents puis la dame-serpent ; et toute sa descendance féminine fut rayée, effacée, oubliée de sa généalogie.

Mais en secret, la vérité de cette histoire ainsi que les savoirs de la Dame de Lumière continuèrent à être transmis. De son mariage, la fille aînée eut en effet une fille à laquelle elle apprit tout ce qu’elle tenait de sa propre mère. Celle-ci fit à son tour de même avec ses propres filles, et ainsi de suite jusqu’à la dernière dépositaire en la personne d’Aélis qui pensait jusque-là être l’unique descendante de la Dame du Poitou. L’arrivée d’Emma avait bouleversé cette certitude, et Aélis était convaincue que la belle italienne était sans nul doute possible une descendante de la fillette abandonnée et perdue. Elle lui montra son épaule gauche et lui expliqua enfin que toutes les filles issues de Mère-Lumière portaient une marque de naissance identique à celle qu’elle possédait elle aussi, composée de quatre points de beauté de même couleur et de même taille, formant une croix. Un savant venu des lointains rivages, de l’autre côté de la Méditerranée, avait un jour dit à la Dame de Lumière qu’elle était la réplique parfaite d’une minuscule constellation d’étoiles qu’il observait dans son pays, essentielle car elle seule permet de situer le pôle Sud céleste, connue sous le nom de l’Etoile du Sud.



Et c’est ainsi que, malgré le temps et la distance, les descendantes de Mère-Lumière se retrouvèrent. Emma et Aymeric se marièrent et eurent de nombreux enfants, filles et garçons, qui donnèrent à leur tour une descendance nombreuse, aujourd’hui dispersée dans toute la Gascogne, au sein de ce triangle situé entre Atlantique, Garonne et Pyrénées. Alors, si un jour vous rencontrez une belle à l’accent chantant, regardez-bien son épaule gauche : une marque de naissance pourrait bien s’y trouver…



* L’étoile du Sud / La Croix du Sud : il s’agit de la plus petite de toutes les constellations, visible uniquement depuis l’hémisphère Sud (présente sur les drapeau de nombreux pays), elle permet de situer le pôle Sud céleste. Particulièrement facile à reconnaître par sa forme très caractéristique (quatre étoiles de luminosité sensiblement identiques formant une croix latine), elle était visible depuis la Méditerranée pendant l’Antiquité.

Myriam