Destination : 7 , Objet banal mais capital.


Le Portefeuille

Je ne me rappelle plus exactement comment, au détour d’une de mes visites chez ma grand-mère, je découvris ce portefeuille. J’avais alors quinze ans, et ce dont je me souviens par contre parfaitement, c’est de l’odeur qui s’échappait de son armoire à linge, aussitôt que l’on ouvrait l’un ou l’autre de ses battants. Des effluves de lavande séchée montaient jusqu’à mes narines et je n’avais pas besoin de voir les sachets délicatement brodés à ses initiales pour savoir à quoi ils ressemblaient. Cousus dans un robuste carré de lin écru et rehaussés des deux lettres calligraphiées à l’ancienne : M et L.



Malgré son mariage avec mon grand-père, elle avait conservé l’habitude de signer ses ouvrages de brodeuses de son nom de jeune fille, ce qui ne manquait pas de m’étonner. Ce n’est que bien plus tard que je compris qu’il s’agissait pour elle de rendre hommage à son père, ce père qu’elle avait si peu connu puisqu’il était mort à l’automne 1917, alors qu’elle n’avait que six ans. Bien que très jeune encore, elle se souvenait précisément de l’arrivée du maire du village, venu annoncer à sa mère que son mari ne reviendrait pas de la guerre. Son enfance était morte ce jour-là.



Vaillamment, avec une volonté inébranlable, le jeune veuve avait continué le travail de la ferme qu’elle assumait déjà depuis le début de la guerre, s’appuyant sur l’aide de ses deux enfants : la petite et son frère, de trois ans son aîné. Chaque fois qu’elle parlait de sa mère, qu’elle appelait « maman », il y avait dans la voix de ma grand-mère une immense tendresse et une infinie fierté pour cette femme qui avait réussi à les élever « comme il faut », tout en travaillant aussi durement que bien des hommes. Elle avait même pu envoyer ma grand-mère au collège voisin, tenu par des bonnes sœurs. C’est là qu’elle avait rencontré une jolie brunette au tempérament espiègle qui fut d’abord sa meilleure amie avant de devenir sa belle-sœur, quelques années plus tard.



Pour quelle raison ai-je ouvert cette armoire ? Je ne m’en souviens pas… Peut-être m’avait-elle demandé de lui attraper une paire de drap pour l’aider à refaire son lit… Je ne m’en rappelle pas, pas plus que de ce qui m’a poussé à ouvrir le tiroir central pour regarder ce qu’il y avait dedans.



C’est là que je le découvris. Un vieux portefeuille de cuir brun, tanné par l’usure au point que les reliefs avaient été complètement lissés par l’usage. Je l’ouvris. Il était vide, à l’exception d’une carte de rationnement alimentaire datant de 1944, mentionnant le nombre de personnes vivant au foyer (sept) et rehaussé d’une photographie noir et blanc d’une jolie jeune femme au sourire triste, dans lequel je reconnu sans peine ma grand-mère.



Descendant quatre à quatre les marches de l’escalier, je me précipitais vers elle pour lui montrer ma trouvaille et lui en demander l’origine. Elle le prit entre ses deux mains fines et tremblantes, et me répondit, avec le même sourire que celui de la photo, qu’il s’agissait de son premier portefeuille, offert par son frère le jour de son mariage, en 1931.

Elle s’en était servi jusqu’en 1947, année de la mort de celui-ci, dans un accident dramatique. Il suivait leur mère, décédée deux ans auparavant. Ma grand-mère n’avait donc plus de famille, à seulement 36 ans. Elle avait alors délaissé ce portefeuille qui lui rappelait tant de chagrins, et rangé tous ses papiers dans un nouveau, hormis cette carte de rationnement qui n’avait plus aucune utilité mais que, par superstition, elle n’avait pas voulu jeter.



J’ignore comment j’ai osé lui demander si elle voulait bien me le donner. J’ignore encore moins pourquoi elle a accepté. Mais c’est ainsi qu’il est entré dans ma vie. Et pendant des années, il m’a suivie partout.



Il y a douze ans, ma grand-mère a quitté ce monde à son tour. Mais son portefeuille est toujours là, bien au chaud tout au fond de mon sac. Même si je l’ai depuis remplacé par un autre, plus petit, moins abimé, correspondant mieux à mes besoins actuels, je ne l’ai jamais abandonné. Au-delà de l’histoire de ma grand-mère, c’est un morceau de la mienne qu’il porte aussi désormais entre ses pages…



Un jour, à mon tour, je le transmettrai à l’une de mes filles et lui en raconterai l’histoire, pour qu’elle se souvienne de celle à qui il a appartenu.

Voici la lettre que je lui ai écrite, un soir de février, quelques jours après son enterrement.





« Il y a des personnes qui atteignent une telle permanence dans notre esprit qu’on en arrive à croire qu’elles font partie de nous. Tu faisais partie de ces êtres immortels à force de présence.



Accepter de te voir partir, c’est accepter de grandir, de vieillir un peu plus.

C’est accepter l’idée que le temps nous enlève tout ce qui nous donne sens, tout ce qui nous construit.

C’est accepter de perdre un peu de notre légèreté pour apprendre à supporter le poids de l’absence.



Avec toi, c’est un peu de moi qui meurt aussi : un peu de notre histoire, un peu de mon enfance.

Chaque deuil est avant tout un deuil de nous-même.



Pars en paix. Va rejoindre ton passé et les êtres chers qui n’existaient déjà plus que dans ta mémoire.

Demain, ton absence aura cessé d’être une fatalité pour devenir peu à peu une douloureuse habitude.



A Dieu, un jour. »

Myriam