Destination : 183 , Millésime littéraire


La Ballade de la Mer Salée / 1974

Tu serais né le 10 juillet 1887, dans une île méditerranéenne qui t’a donné son nom. Tout comme elle, tu es de ces hommes aux sangs mêlés qui rendent possible toutes les rencontres. De ton père, ce grand marin roux originaire de Cornouailles que tu as très peu connu, tu as hérité de ses semelles de vent et des légendes de son pays, pleines de brumes et de personnages étranges. Ta mère, cette gitane brune qui aurait dit-on, rendu fou d’amour un célèbre peintre français, appartenait à la même tribu que la Carmencita, dont le tragique destin passa à la postérité.

Tu vécus ton enfance entre Gibraltar et Cordoue, entre communauté gitane et communauté juive, auprès d’un rabbin qui devint ton guide. C’est là que, découvrant que tu ne possédais pas de ligne de chance, tu t’en dessinas toi-même une sur ta main gauche avec une lame de rasoir. L’île de Malte où tu suivis ton précepteur te sembla bientôt trop étroite pour contenir ta soif de découverte et ton envie d’aller là où ton regard se tendait, par-delà la ligne d’horizon. Tu n’avais pas dix-sept ans quand tu t’embarquas à bord d’une goélette pour commencer cette vie aventureuse qui fut la tienne.

De tes voyages au long des mers et des océans, de tes périples sur les terres des cinq continents, de tes excursions dans les mondes oniriques et de l’au-delà, tu es toujours revenu sans que jamais ne s’apaise cette inextinguible curiosité des choses, toi qui n’avait pas pour habitude de te laisser piéger par la ronde des planètes.

Tout au long de cette route qui fut la tienne, tu rencontras nombre d’hommes dont l’histoire retint le nom : Joseph Conrad, Paul Gauguin, Ernest Hemingway, James Joyce, Sir Lawrence d’Arabie, Jack London, Joseph Vissarionovitch Djougatchvili plus connu sous le nom de Joseph Staline, Pancho Villa.

Des femmes également croisèrent ton regard, et si nombre d’entre elles furent séduites par le « Gentilhomme de Fortune », aucune ne réussit à accrocher ton cœur d’aventurier, ni Marina, Esméralda, Pandora, Bouche Dorée, Morgana, Soledad, Banshee ou même Changhaï Li.

Mais si l’on doit retenir un seul nom, une seule rencontre, c’est bien celle de cet orphelin russe, né en 1885 dans un camp sibérien de déportés, de père inconnu et d’une mère morte en couches. Cet écorché vif, était un ancien soldat du Tsar qui refusa l’armistice non par patriotisme mais parce-que personne ne lui avait demandé son avis, ni pour commencer la guerre, ni pour la finir. Vos chemins se croisèrent en 1905 et dès lors, il devint ton double, l’ombre de ta lumière, celui qui te suivit longtemps, parfois de force, souvent de gré.

Après avoir traversé le premier quart de ce siècle, tu disparus pendant la guerre d’Espagne, en 1936, mais personne ne sut jamais si tu y étais vraiment mort.

En 1974, lors de la première édition du Festival d’Angoulême, la France découvre ta silhouette élancée (caban noir, pantalon blanc et casquette d’officier vissée sur la tête), ta chevelure ébouriffée, ton regard perçant et ton sourire légèrement moqueur, immortalisés par le dessin de ton créateur, avec lequel tu partages une certaine vision du monde ainsi que ta façon de tenir une cigarette.

Au mois d’octobre de cette même année, le deuxième tome de tes aventures paraît dans son pays d’origine. Au même moment, entre Garonne et Pyrénées, au cœur d’une autre terre de légende, une petite fille pousse son premier cri sans se douter que, 20 ans plus tard, quelque mois avant la disparition de ton créateur, votre rencontre la bouleverserait et que tu deviendrais pour elle un fidèle compagnon. Inconditionnelle de tes aventures tracées à l’encre noir sur papier blanc, elle ne cèdera jamais devant tes réimpressions en couleurs.

Myriam