Destination : 302 , Mets ta fiction !


Dans la peau

Cela faisait six mois qu’elle attendait ce rendez-vous. Et, en six mois, elle avait eu tout le temps de réfléchir, réfléchir à ce qu’elle dirait, ce qu’elle ferait, ce qu’elle décrirait. Elle n’avait pas droit à l’erreur : il n’y aurait pas de seconde chance possible.



Il était très tôt, elle savait que la journée serait longue. Ainsi que la suivante et, très probablement, une ou deux autres encore.



Elle arriva pile à l’heure, elle était toujours très ponctuelle. Le salon était éclairé d’une lumière blanche, crue, qui lui fit mal aux yeux. Mais c’était nécessaire. Elle entra et salua l’homme qui préparait ses instruments. Il se retourna et vint fermer la porte à clefs. Nul ne devait les interrompre et, pour s’assurer de leur tranquillité, ils coupèrent même leurs portables.



Il lui fit signe de passer derrière le rideau pour se déshabiller. Elle se retrouva nue, entièrement. L’idée de se montrer ainsi devant un inconnu ne la troubla même pas. Sa volonté la plaçait au-delà de toute contingence charnelle.



Elle revint vers lui. Il l’observa en silence, suivant d’un regard professionnel les courbes de son corps, les marques que le temps avait laissé sur sa peau. Il l’invita à s’allonger sur la table, ce qu’elle fit. Suivant le plan d’exécution dont ils avaient convenu, il vint immédiatement se placer à sa droite, devant la minuscule cicatrice, devenue presqu’invisible au fil des ans…



… elle devait avoir 6 ou 7 ans. Elle se souvenait de la douleur qui avait vrillé son corps d’enfant, de la peur de sa mère, du départ en catastrophe vers les urgences de l’hôpital. La crise d’appendicite avait été fulgurante et l’opération s’était bien passée. Elle se souvenait aussi des jours qui avaient suivis, ses parents à son chevet, sa grande sœur qui lui lisait des histoires. Une enfance heureuse…



… Bien sûr, elle ne parlerait pas de cela ! Son passé n’appartenait qu’à elle, de même que son présent et son futur. Alors elle raconta l’histoire d’une enfant dans les bois, vêtue d’une capeline rouge, et d’un loup affamé qui l’avait poursuivie et n’en aurait fait qu’une bouchée sans l’intervention fortuite d’un chasseur…



… qui, elle devait le reconnaitre, avait à ce moment-là, les traits adorés de son père…



Et tandis qu’elle racontait, l’homme choisissait ses aiguilles, ses pigments et commençait à tracer dans sa peau l’esquisse d’un vieux loup solitaire, au regard brûlant et au pelage d’argent.



Quand l’homme eût terminé, ils s’assirent en silence pour fumer une cigarette avant de reprendre. Cette fois, elle se tourna sur le côté pour montrer le haut de sa cuisse gauche. La marque était cette fois plus longue et saillante. Il faut dire que l’estafilade n’avait pas été modeste !



… quatorze ans, le collège serait bientôt terminé. Ah, comme elle avait hâte de quitter ce trou pourri pour entrer au lycée, avec les grands ! Tellement hâte d’en finir pour de bon avec cette enfance qui s’éternisait, tellement hâte de grandir qu’elle faisait tout en courant. Comme sauter par-dessus les grilles du skate-park… et se faire lacérer la cuisse par un morceau de fil de fer qui dépassait. Elle se souvenait du sang chaud qui coulait le long de sa cuisse, et de sa copine Sophie qui hurlait comme une hystérique…



A quoi bon parler de tout cela ? Quel intérêt ? Alors elle raconta l’histoire de cette femme, Anne Bonny, élevée comme un garçon et devenue pirate. Toute sa vie, elle refusa de se soumettre à quelque homme que ce fut, qu’il soit pirate ou pas… qui écumait toutes les mers et tous les océans du monde pour piller les navires marchands de leurs richesses. Jusqu’au jour où il était tombé sur un jeune soldat fier et courageux, qui se prénommait Vincent…



… et qui, portait presque le même prénom que sa douce sœur Annie, bien incapable de faire mal à une mouche…



Et tandis qu’elle parlait, le tatoueur esquissait la proue d’une caravelle aux voiles déployées et sur laquelle flottait un étendard à tête de mort. Des vagues puissantes léchaient les flancs du navire et peu à peu, la cicatrice s’enfonçait dans les eaux tumultueuses…

La première journée prit fin. Il faisait nuit quand elle sortit du salon. Elle était fourbue et se coucha directement, sans avaler quoi que ce soit.



Le lendemain, ils s’attaquèrent à la fine trace blanche qui bordait son pubis. Celle-là, c’était la plus merveilleuse de toutes. Pas besoin d’être devin pour comprendre de quoi il s’agissait !



… L’enfant n’avait pas réussi à passer le col, il avait fallu aller le chercher dans son nid douillet. Elle se souvenait de la lenteur de cette journée, de sa peur, de la main de son compagnon qu’elle serrait à lui broyer les os. Comment imaginer que cela fut possible, elle avait tout juste 30 ans. La douleur était vaine car, malgré les contractions, toujours plus rapprochées et toujours plus violentes, le travail n’avançait pas. La sage-femme s’était résolue à appeler l’obstétricien et elle était partie au bloc opératoire. Il en serait de même pour ses deux autres grossesses et, chaque fois, la même ouverture serait faite au même endroit, laissant une zone de peau insensibilisée mais invisible…



Cette fois, elle raconta la légende celtique de la destruction de la ville de Ker-Ys, engloutie par les eaux, pour punir la fée qui en était la prêtresse et la souveraine et refusait de céder devant une nouvelle religion qui ne laissait aucune place au pouvoir spirituel des femmes…

Et l’homme aux aiguilles affutées se mit à bâtir une île, et sur cette île, il plaça une ville faite de tours et de murailles et, au-dessus des murs, il esquissa le visage d’une femme dont les longs cheveux s’envolaient en vagues ondulations qui semblaient engloutir la cité…



… elle demanda que les yeux de la déesse soient bleus, d’un bleu profond, unique… identique à celui de ses trois enfants…



Ce dessin-là ne fut terminé que le lendemain. Son corps était endolori et ils décidèrent de le laisser se reposer quelques heures, pour ne reprendre qu’après une bonne nuit de sommeil. La dernière cicatrice serait aussi la plus longue et il était nécessaire qu’elle s’y prépare. C’était justement à cause d’elle qu’elle avait décidé de transformer son corps en un livre d’histoires.

La maladie lui était tombée dessus en plein cœur d’un été chaud et joyeux, à l’aube de la cinquantaine. Entourée de ses enfants revenus pour les vacances, l’annonce avait été comme un coup de tonnerre. Les rendez-vous médicaux s’étaient enchainés et rapidement, elle avait su qu’on devrait lui retirer le sein. Et malgré la reconstruction, les cicatrices étaient toujours visibles.



… c’était une évidence ! Elle n’eut pas d’autre choix que de s’inspirer des récits antiques et des Amazones. Elle inventa l’histoire de l’une d’elle, simple soldat mais d’une beauté à couper le souffle et qui brûlait de découvrir le monde. Elle accepta de s’exiler définitivement de son clan pour parcourir les terres et les pays, rencontrer les hommes et les femmes qui les peuplaient. Nul ne sut jamais comment elle mourut : elle partit un jour pour une nouvelle expédition et plus personne de la revit…



Au fur et à mesure des aventures de cette exploratrice, l’artiste arrondit sont trait et dessina une terre ronde dans l’arrondi du sein. Sur cette terre, il dessina les continents et les océans. Il ajouta une lune, dans le creux du bras. Une belle pleine lune. Et quelques étoiles vinrent se perdre jusque sous l’omoplate.



Elle était celle Terre, et elle était cette Lune.



C’était le cinquième et dernier jour. Elle se sentait enfin sereine, près des mois de souffrance et de tristesse. Elle avait accompli son rêve et cela lui avait permis de retrouver son corps, d’en accepter les nouveaux contours.



Elle était devenue plus forte, aussi forte que ces femmes qui l’avaient inspirée…



Myriam