Destination : 288 , Métamorphoses artistiques


La Revancha Del Tango

Cela fait deux heures qu’Inès est assise là, dans ce musée du Tango. Deux heures qu’elle contemple la même toile exposée. De format moyen, l’œuvre n’aurait pas dépareillé dans une galerie consacrée à Edward Hopper. Mêmes couleurs laquées, plaquées sur la toile dans un jeu d’ombre et de lumière permettant de mettre en avant certains détails.



Le tableau, daté de mai 1972, s’intitule « La Revancha del Tango »* et représente un couple de danseurs qui en occupe la majeure partie. Lui, costume sombre, fine moustache, regard fier et tourné au loin. Absent à ce qui se passe et pourtant si présent, grâce à une subtile touche de lumière posée sur son visage. L’artiste voulait visiblement que le spectateur ne passe pas à côté de l’indifférence de ce personnage. Indifférence qui tranche catégoriquement avec les yeux éperdus de sa jeune cavalière. Les cheveux noirs et ramenés en chignon, elle porte une robe émeraude assortie à ses prunelles. Un vert métallique, magnétique, attirant le regard des centaines de visiteurs qui, chaque jour, passent devant le tableau.



Inès a évidemment tout de suite saisi le contraste entre les deux personnages. Que cache-t-il ? Une dispute amoureuse entre les deux danseurs ? Une mésentente, un désaccord entre deux partenaires ? Ou bien… ou bien autre chose de plus sombre encore ? Car depuis deux heures qu’elle se trouve là, Inès a eu tout le temps de découvrir d’autres détails.



Dans la foule des personnes qui regardent les deux danseurs, deux autres personnages sont situés de chaque côté du couple. Ils dégagent tous deux un même sentiment de malaise, d’agressivité, de violence sourde. Par un effet d’optique très adroit, le peintre a réussi à laisser planer le doute sur l’objet de leur étroite surveillance. S’agit-il de la danseuse ? Du danseur ? Peut-être se font-ils face ? Sont-ils ennemis, rivaux, complices ?



Inès est subjuguée. Non pas seulement par la toile, mais aussi par la signature apposée dans le bas du tableau. Deux initiales tracées sans fioritures : G.P., Gaetano Projecto. L’homme l’intrigue bien plus que son œuvre. Elle a lu le fascicule remis à l’entrée du musée :



« L’artiste connu sous le nom de Gaetano Projecto était un jeune peintre prometteur au début des années 70. Sa véritable identité n’ayant jamais été connue, la date et le lieu de sa naissance restent inconnus. Il est révélé au public en mars 1970 par une série de tableaux sobrement intitulés « Madres y Dios ». Son style ne laisse pas les critiques indifférentes : certains le trouvent génial, d’autres crient à l’imposture. En octobre 1977, il est arrêté avec sa compagne, Isabella Duarte, danseuse de tango du quartier San Telmo, par la Junte militaire qui les accuse de participer à l’illustration et la diffusion de journaux d’opposition bien qu’aucune preuve de leur culpabilité ne pourra jamais être apportée. Ils font partie des disparus de la guerre, vraisemblablement largués vivants au milieu de l’océan après avoir été torturés pendant plusieurs semaines. »



Ce ne sont pas les quelques lignes du dépliants qui lui apprendront grand-chose ! Tout cela, Inès le sait déjà. De même qu’elle sait que toutes les toiles de Gaetano ont été détruites, toutes sauf celle qui se trouve sous ses yeux et dont certains imaginent qu’elle représente Isabella. Inès a eu du temps pour faire ses recherches… deux ans maintenant ! Elle se souvient avec émotion de cette soirée, elle est au chevet de sa mère qui ne va pas tarder à la quitter…

Avant de mourir, la vieille femme lui avait raconté comment son mari, un militaire, avait apporté ce bébé d’à peine deux jours, un soir d’avril 1978. Comment elle, qui n’avait jamais eu d’enfant, avait accepté de s’occuper de cet enfant, une fille, soi-disant orpheline. Comme elle l’avait aimé, éperdument et dès le premier regard. Comment aussi, elle avait commencé à se poser des questions quelques années plus tard, sans jamais oser demander quoi que ce soit à son mari : « Nada asusta más que la verdad, pero es el único camino que puede liberarnos de nuestros miedos ». Et puis les yeux s’étaient remplis de larmes, suppliants, terrorisés à l’idée de perdre l’amour d’Inès. Malgré le choc, elle avait réussi à sourire et à rassurer celle qu’elle ne pouvait considérer autrement que comme sa mère, afin de la laisser partir en paix.



C’était il y a deux ans. Après la stupeur, est venue la colère, puis le chagrin. Alors Inès a fait des recherches, consulté les archives disponibles. Elle est allée voir les Mères de la place de Mai, a parlé avec elles. Il est difficile de retrouver le fil des choses, de remonter le cours des évènements. Et puis soudain, une piste s’est dessinée. Celle d’une mère qui avait attendu pendant des années des nouvelles de sa fille unique, danseuse de tango, et de son compagnon. Mais la vieille femme était morte et, dans le quartier, personne ne lui connaissait de famille.



Inès se retrouve donc seule, seule avec des questions qui ne pourront jamais avoir de réponse. Seule face à un tableau qui peut-être, représente son seul lien avec le passé, son passé. Alors elle imagine l’histoire qui peut se cacher derrière ces personnages. Perdue dans ses pensées, Inès ne voit pas le temps passer. Une main posée sur son épaule la fait soudain sursauter. C’est le gardien qui lui annonce en s’excusant que le musée va bientôt fermer. Elle se retourne et il se trouble : « ¡Es incredíble! Son los mismos ojos que la bailarina… »



* "La Revancha del Tango" : album du Gothan Project, 2001.

Myriam