Destination : 322 , Pardonnez-moi


A Cette Epoque

A cette époque, il était difficilement envisageable que ce soit une femme qui, par sa situation professionnelle, subvienne aux besoins de sa famille. C’était pourtant son cas.

A cette époque, il était absolument scandaleux qu’une femme ait une aventure avec un homme, qui plus est quand il s’agissait d’un homme marié. C’était pourtant son cas.

A cette époque, il était particulièrement inconvenant qu’une femme demande et obtienne le divorce d’avec son mari, quelles qu’en soient les raisons. C’était pourtant son cas.

A cette époque, il était systématiquement caché qu’une femme porte un enfant en dehors du mariage, le mette au monde et l’élève avec ses autres enfants. C’était pourtant son cas.

A cette époque et en ce lieu, il était impossible d’échapper aux regards curieux et aux langues acérées des bonnes âmes bienpensantes. Surtout quand on était une femme.

Alors, à cette époque, pour protéger les siens, elle a décidé de taire cette histoire. Elle a quitté son village pour vivre dans l’anonymat des villes. Elle a élevé ses trois enfants, aidée par ses parents qui les accueillaient à chaque période de vacances. Le petit dernier n’a jamais douté qu’il était issu du même sang que sa sœur et son frère. Il n’a jamais appelé « papa » cet homme qui, de temps en temps, passait un après-midi avec eux. Un jour, elle a refait sa vie, et l’homme n’est plus revenu. Le secret s’est enfoncé un peu plus profondément dans le silence.

Le « petit » avait 45 ans quand il a appris la vérité. Évidemment il s’est senti désemparé. Il a éprouvé de la colère, de la tristesse, de la peur aussi. Il a voulu retrouver l’homme mais il était trop tard, il était décédé. Il a découvert qu’il avait d’autres frères et sœurs qui n’ont pas voulu entendre parler de cette histoire. Alors sa frustration s’est retournée contre la seule qui lui restait. Il lui a reproché d’avoir menti pendant toutes ses années, de ne pas lui avoir dit la vérité suffisamment tôt pour pouvoir rencontrer l’homme et surtout, il lui en voulait de ne pas être capable d’en parler plus précisément pour lui apprendre un peu de ce qu’il était.

L’époque avait changé… ce genre d’histoire n’avait plus la même portée et il était difficile de penser selon des mœurs dépassés depuis cinquante ans. Elle lui a expliqué combien cela avait été difficile, que l’homme n’avait pas voulu quitter sa femme par peur du « qu’en dira-t-on », sans se soucier, dans sa lâcheté, de la médisance qu’elle allait subir. Et qu’il n’avait pas non plus cherché à retrouver son fils alors que lui, il savait qu’il avait un enfant ailleurs.

Le temps a passé, les rancœurs se sont apaisées. Le fils a compris la mère et leurs relations se sont doucement reconstruites, dans une atmosphère plus sereine. Je crois qu’ils n’ont jamais plus reparlé de cette histoire.

Un autre bond dans le temps pour arriver à aujourd’hui, en 2020, soit près de vingt ans plus tard. Elle est devenue une toute petite femme aux cheveux blancs. Elle sent que le jour du partir approche, dans un an, dans cinq, peut-être dix mais qu’importe, c’est inéluctable. Et les ombres de sa vie remontent à la surface, les moments douloureux lui semblent peser plus lourds dans la balance que ceux emplis de lumière. Les erreurs, les regrets, les choix, les remords… et parmi eux, cette histoire, qui plombe sa mémoire et envahit ses pensées.

Car le plus dur, pour elle, c’est de ne pas arriver à se pardonner elle-même.

Myriam